Loger chez l'habitant est interdit au Myanmar. Et mieux vaut pour les Birmans ne pas tenter d'enfreindre cette règle. Seule exception : l'hébergement qui se pratique, en cours de trek, dans quelques régions du pays Shan. Et même dans ce cadre, ce mode d'accueil reste exceptionnel (et toujours très rudimentaire), et nécessite l'accompagnement d'un « local » qui connaît les seules familles (ou monastères) autorisés à accueillir le visiteur de passage.
La région de Kyaukme abrite quelques-uns de ces bed and breakfast façon birmane. Dans cette grosse bourgade, poussiéreuse comme toutes les villes et villages du Myanmar quand la sécheresse fait oublier les pluies diluviennes de la mousson, j'avais décidé de ne pas m'arrêter. Mais c'était compter sans le jeune et sympathique Min Min, rencontré à l'occasion d'un arrêt prolongé et inattendu du train, et qui a réussi à me séduire avec des propositions de moto et de balades à la rencontre de l'ethnie qui peuple les montagnes environnantes.
Affaire conclue. Après avoir visité seule la ville, de la mosquée au marché aux rubis, nous enfourcherons son trial le surlendemain aux aurores, direction les villages Palaung dont le motard est originaire. Bonnets sur la tête. Et masques anti-poussière protégeant la bouche et le nez. Accessoires impératifs vu l'état de la route : d'abord de terre battue et correctement damée, elle devient très vite un chemin de poussière et de sable défoncé par des ornières qui nous brinqueballent comme des boules de loto. C'est épuisant.
Histoire de se reposer un moment, Min Min me propose de marcher une heure ou deux. Un repos ? Vraiment ? En montant, à pied, à l'heure où le soleil au zénith vous assommerait une bonne femme ? « Ça ne grimpe que sur les premiers mètres », tente-t-il de faire valoir. Mais je résiste.... jusqu'à ce qu'il parvienne à piquer ma curiosité en me parlant d'un village de Népalais. J'apprendrai plus tard que ce sont les Anglais qui ont importé cette main d'œ,uvre depuis la lointaine Katmandou, pour qu'elle construise les routes et les voies ferrées nécessaires à leur business. En 1948, les Anglais sont repartis, direction leurs verts gazons. Les Népalais sont restés sur ces terres difficiles à travailler.
Dans le village, cinq maisons-huttes, dont l'école. La jeune institutrice me fait signe d'entrer. Dès qu'elle m'avait aperçue marchant sur le chemin, elle avait fait chanter ses élèves, mais j'étais alors trop absorbée à surveiller mes pieds, sachant que je marchais dans l'un des pays du globe où le taux de morsures mortelles de serpents est le plus élevé.
Enfants bilingues
Dans cette unique salle de classe dont les murs de bambous filtrent joliment la lumière, l'institutrice, une jeune femme aux pommettes enduites de tanaka, instruit sous l'œ,il de divinités hindouistes une douzaine d'enfants qui, du plus petit à l'ado, apprennent à modeler les mots, de la langue de leurs ancêtres à celle du pays actuel. Ils sont bilingues, comme d'ailleurs tous les enfants des minorités ethniques du Myanmar qui mêlent l'usage du birman à celui de leur collectivité (cf 9/9. Femmes tatouées de l'état Chin).
L'institutrice m'invite chez elle, deux huttes plus loin. Un sol de terre battue, aucun meuble, aucun objet, dans une pièce unique où s'entasse toute la famille. La maman prépare à mon intention une boisson qui ressemble à du yaourth presque transparent et me le tend avec force mouvements de tête. Min Min me fait autoritairement signe de ne pas boire, affirmant que cette mixture me ferait mal à l'estomac. Mais comment refuser ? Impossible de blesser des gens aussi accueillants (je boirai donc, et sans aucune conséquence, bien sûr, pour mon appareil digestif !). Le temps semble suspendu autour de notre échange de sourires et la mère, devant ma fatigue évidente, me propose de m'allonger sur le lit de terre. Je m'y endors quelques minutes, incapable de résister aux attaques conjuguées du soleil, de l'état de la route et du manque de repos. J'aurais pu dormir sur un lit de verre pilé !
Repartis sur la moto, nous grimpons de rudes pentes avant d'arriver au village suivant, perché comme ils le sont tous au sommet des montagnes et dominant des plantations de thé qui font vivre un grand nombre de familles de la région. Ce village Palaung vous a un petit air de Far west, avec ses chevaux en arrêt devant des bâtiments en bois qui ressemblent à des saloons, et les chapeaux de cow boy posés sur la tête des cavaliers.
Des œ,ufs de fourmis
Nous nous asseyons à la maison commune du coin, autour d'une vaste table en bois sur laquelle les hommes s'installent un moment pour manger leur soupe de pâtes (ce que nous faisons aussi). Dans les habitations, c'est au niveau du sol que tout se passe, y compris les repas. Un peu à l'écart, un groupe de jeunes hommes, assis en cercle à même le sol, fument à tour de rôle un long morceau de bambou au bout duquel est accroché une cigarette. Ils inhalent le tabac au travers d'une poche d'eau. Une sorte de narguilé palaung ?
Un homme vient me proposer des œ,ufs de fourmis.
J'y goûte, sans trouver que la renommée de ces productions animales soit bien justifiée. Mais, la rareté fait le prix des choses, dit-on. Plus loin, des nonnes bouddhistes insistent pour m'offrir du thé. On m'en offre à chaque pas de porte, et je ne puis en absorber une seule goutte de plus. L'une de ces nonnes parle un peu l'anglais, et me demande trois fois si je suis bien certaine que je me souviendrai d'elles. Alors, je les prends en photo, et lui montre l'écran pour la rassurer : « Voyez, j'emporte votre image avec moi ». Magie du numérique.
Remèdes miracles
Un villageois, plus fripé qu'un pruneau et qui n'a plus une seule dent dans la bouche s'étonne... de la qualité de ma dentition.
Comment lui expliquer que dans mon pays, nous avons l'habitude de faire soigner nos dents dès qu'elles s'abîment ? Min Min se penche vers moi et me glisse 'Et disons que, surtout, toi tu ne mâches pas du bétel !' Et, je repense à cet homme que nous avons croisé, marchant de village en village, pour y vendre des sachets de poudre (de perlimpinpin ?) censé guérir tous les maux. Un bob délavé calé sur les oreilles, en tongs, longyi et chemise blanche, il avait tiré de son sac en plastique qui lui tenait lieu de valise, un sachet qu'il voulait que j'avale pour « me prémunir de tout ». Là, je m'étais prudemment abstenue...
Nous nous préparons à passer la nuit chez l'habitant : un couple avec ses deux enfants et les grands parents. Je me refuse à comprendre sur quelle base cette autorisation a été donnée, et à tenter de démêler l'intrication des interdits et permissions accordées aux étrangers (sur des critères mystérieux). La plupart des hôtels nous sont fermés. Et seuls un ou deux établissements par bourgade ont une licence pour loger les allochtones (à l'exception des hauts lieux touristiques, bien entendu).
Dans cette grosse maison de bois sombre conçue pour plusieurs familles, tout le monde vit, là encore, dans une unique pièce, que l'on gagne en grimpant un escalier. Et bien sûr, sans eau courante, ni électricité. Mon lit ? Une toile de jute jetée sur le plancher après le repas (seuls les grands parents ont droit à un relatif isolement).
Enfant bercé par une ficelle
Au premier chant du coq, le père qui dort près de moi —, lui-même sur son rectangle de jute - attrape un cigare et se met à fumer alors que le jour n'a pas encore percé l'obscurité. Etrange réveil ! Au menu du petit déjeuner : du riz. Jusqu'à présent je n'en mangeais QUE tous les midis et tous les soirs !
Restent les moments inoubliables à voir la maman s'occuper de ses enfants. Elle les fait dormir dans de profonds hamacs qu'elle balance énergiquement en tirant sur une longue ficelle, puis elle les lave, les crème généreusement sur tout le corps, emmaillote le plus jeune si serré que je crains qu'il n'étouffe, puis vêt le plus grand de couleurs mélangées, ces mêmes tissus patchwork fleuris avec bonnets assortis que l'on voit portés par les petits de certains bobos de nos grandes villes. Mais ici, il ne s'agit pas de mode mais de tradition. C'est l'original !
Des voisins viennent bientôt m'inviter car ils marient leur fille et me veulent parmi eux. C'est un mariage mixte : lui, grand gaillard timide, est Birman , elle, minuscule et effacée, Palaung. Les matrones au crâne rasé qui entourent le couple portent leurs superbes tenues traditionnelles, peu différentes de celles qu'elles revêtent quotidiennement et dont elles ont tissé les étoffes. Elles me réclament toutes de venir m'asseoir auprès d'elles pour partager le riz. Mais comment me couper en quinze ?
Le chef du village viendra brutalement rompre ces complicités féminines, en m' invitant à rejoindre sa table, dans une maison située un peu plus bas. Un grand honneur, me dit-on, auquel je ne puis me dérober. Là, cinq ou six hommes importants du village se servent de grandes rasades d'alcool de riz, comme s'il s'agissait de bière ou de cidre. Sidérée, je tente de me persuader qu'ils sont mithridatisés.
Mais l'alcool produit les mêmes effets sous toutes les latitudes. Une évidence pour moi, quand je vois le crâne du chef de village s'effondrer parmi les verres de la table basse, avant même d'avoir touché à un seul plat.
Larmes de détresse
Il me faut faire l'amer constat que, partout hors des villes, ma personne inspire... une véritable terreur aux très jeunes enfants. Dès qu'ils grandissent, ils me saluent d'un joyeux : 'Good Bye', persuadés de dire 'Hello'. Mais chez les plus jeunes, apercevoir mon grain de peau, ma couleur de cheveux ou mes formes —, allez savoir ! - les fait systématiquement fondre en larmes. Et si je tente de leur sourire, histoire de les rassurer, cela les fait littéralement hurler de peur. Un accueil auquel je ne m' habitue pas !
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- la descente de l'Irrawaddy
- sur les marchés, petits et grands
- dans l'Etat d'Arakan, baigné par les eux du Golfe du Bengale et animé d'un farouche sens de l'indépendance
- dans un monastère bouddhiste où exceptionnellement introduite, elle a pu voir les moines dans leur activités d'apprentissage.
- au Nord du pays, pour y découvrir l'ethnie Kachin
- dans les transports à petite allure
- dans l'Etat de Karen
- dormir chez les Palaung
- chanter avec les femmes tatouées de l'Etat Chin
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