Récemment entrée dans le dictionnaire, la grossophobie désigne l’ensemble des attitudes hostiles et discriminantes, conscientes ou non, envers les personnes obèses ou en surpoids. Si nous avons réussi à mettre un mot sur cette discrimination silencieuse, ignorée et légitimée, force est de constater que l’hostilité joue à plein, aujourd’hui encore et peut-être plus que jamais. Zoom sur 5 ouvrages qui tentent de décrypter et de lutter contre ce fléau sociétal.
Un roman graphique intime et décomplexant
Ne jamais couler de Marie de Brauer (texte) et Lucymacaroni (dessin), Leduc Graphic, 109 p. - 19,90 €
Entre sincérité et humour, Marie de Brauer se livre sur sa lutte contre les diktats de la minceur et son cheminement vers l’acceptation de soi. Le ton est donné dès le début de ce récit incarné :
J’aime avoir de longs faux ongles, mettre trop de parfum, porter du rose. Je suis drôle, charismatique. Et je suis grosse.
À travers les dessins doux et colorés de Lucymacaroni, Marie aborde sans filtre les nombreuses souffrances, tant dans la sphère publique que privée : le regard et le jugement des autres, l’intériorisation de la détestation de son corps, le rapport à la sexualité, la maltraitance médicale ou encore l’invisibilisation des personnes grosses. Marquée dès son plus jeune âge par la stigmatisation de sa grosseur, elle a décidé de ne plus en avoir honte, de chasser les injonctions et de dépasser les stéréotypes perpétués par la société. Un témoignage inspirant et poignant.
Une enquête personnelle pour s’affranchir de la stigmatisation
On ne naît pas grosse de Gabrielle Deydier, Éditions Goutte d’Or, 126 p., 15€
Si le terme « grossophobie » a été inventé en 1996, c’est grâce à la journaliste Gabrielle Deydier qu’il a été médiatisé vingt ans plus tard. Son précieux témoignage a posé la première pierre d’un mouvement qui était jusqu’ici cantonné aux réseaux sociaux et à Internet : les premiers concernés prennent enfin la parole et sont relayés par les grands médias. Elle enquête sur les paradoxes, les lâchetés et les violences de la société tout en explorant ses propres contradictions :
Ce qui gêne tant les gens, c’est mon poids : 150 kg pour 1,53 m. Après avoir été méprisée pendant des années, j’ai décidé d’écrire pour ne plus m’excuser d’exister.
À travers son histoire personnelle et de nombreux témoignages, Gabrielle Deydier décortique l'impact des normes de beauté restrictives et aborde plusieurs thématiques clés : l’enjeu des représentations, le poids du regard familial, l’impact de la précarité alimentaire, la transformation du rapport à la nourriture ou encore le danger des chirurgies bariatriques.
Une plongée bienveillante dans le quotidien de deux amies
À volonté. Tu t’es vue quand tu manges ? de Mademoiselle Caroline et Mathou, Éditions Delcourt, 128 p., 17,95 €
Avec beaucoup de sincérité et de bienveillance, Mademoiselle Caroline et Mathou nous racontent leur quotidien :
On aurait aimé vous dire qu’on est grosses et qu’on s’en fout, qu’on s’aime comme on est et que tout va bien… Mais ce n’est pas vrai .
Elles abordent avec humour le rapport à l’alimentation, les fluctuations de poids, les régimes, les troubles alimentaires et leurs conséquences, ou encore les émotions liées à la nourriture. Car oui, la montagne à gravir pour la perte de poids est bien plus remplie d’émotions à combattre que de calories. Et au pays de la grossophobie, les mots rajoutent du poids aux corps :
Il va falloir faire un autre sport, votre fille n'est pas assez gracieuse pour la danse
Avortez
On ne va pas avoir votre taille en rayon
T'as de la chance d'être grosse, au moins t'existes
À travers des ressentis et des anecdotes vécues, le duo met le doigt sur la dimension révoltante de la grossophobie. Une bande-dessinée à partager au plus grand nombre pour sensibiliser et briser les tabous autour des troubles alimentaires.
Déconstruire les préjugés et les comportements qu’ils entraînent
« Gros » n'est pas un gros mot. Chroniques d’une discrimination ordinaire de Daria Marx et d'Eva Perez-Bello du collectif Gras Politique, Flammarion, 128 p., 5 €
Dans cet ouvrage, les deux auteures explorent le phénomène de grossophobie en donnant la parole aux concernés qui évoluent au sein d’une société qui aujourd’hui les silencie et les ostracise, et de ce fait les condamne. À travers une série de témoignages, elles mettent en lumière tant les origines que les conséquences dramatiques de cette discrimination protéiforme qui impacte toutes les sphères de la vie (sociale, professionnelle, psychologique, etc.). Force est de constater que les clichés sont légion et historiquement ancrés :
Les gros, vous ne savez rien d’eux, vous ne les connaissez pas, mais leur apparence physique est prétexte à puiser dans les innombrables clichés que les médias et la société entretiennent autour de l’obésité pour les juger : ils sont fainéants, ils détestent le sport, ils sentent mauvais, ils se négligent, ils avalent 10 000 calories chaque jour (de la junk food de préférence), ils sont des partenaires sexuels gourmands et reconnaissants, ils sont gentils et drôles, complexés, ils détestent leurs corps, manquent de volonté, de dynamisme…
Il nous appartient donc de déconstruire ces idées reçues pour aller vers une société plus inclusive et bienveillante :
La lutte contre la grossophobie nous concerne tous. Si les personnes grosses apprennent dès leur plus jeune âge à ne pas prendre de place, les discriminations grossophobes se chargent de leur rappeler le volume qu’elles occupent .
Un ouvrage utile et pédagogique à mettre entre toutes les mains.
Un essai intime et bouleversant sur la haine de soi
Cet exécrable corps. Dissection de la grossophobie internalisée d'Eli San, Éditions du remue-ménage, 128 p., 13 €
En dépit des nombreux discours sur la diversité corporelle et l’acceptation de soi, rien ne semble entamer la grossophobie ambiante. D’un ton acerbe et cru, Eli San énonce sur le dégoût qu’elle rencontre envers son propre corps :
Ma grossophobie internalisée, je la vis comme une douleur permanente. C’est le sentiment constant de ne pas être ce que je devrais être, de ne pas correspondre à ce dont je devrais avoir l’air. C’est me sentir impostrice.
Un corps dont elle est prisonnière et qui, pour l’instant, ne lui appartient pas :
J’ai un vaisseau extraterrestre qui me sert de corps. Il m’a kidnappée et me garde captive depuis cinq ans.
L’auteure décrit avec justesse le cocktail complexe d’émotions négatives qui ne s’atténuent pas malgré une profonde prise de conscience : un mélange de déception, de honte, de colère, d’amertume et de culpabilité. Elle évoque la série d’humiliations au moment de se vêtir, telles que le frottement des cuisses ou les brassières qui embrochent le corps et fendent les épaules en deux, l’inconfort durant les déplacements, auprès du corps médical et dans l’espace public, ou encore le déferlement de haine sur les réseaux sociaux. Particulièrement difficile dans certains passages, cet essai rappelle que le cheminement vers la déconstruction de la grossophobie internalisée n'est pas linéaire et peut prendre du temps.
Adeline Rajch Toutpourlesfemmes