Que se passe-t-il dans la tête, le cœur et le corps d’un enfant qui subit l’inceste ? À quoi ressemble son quotidien durant l’enfance, l’adolescence, puis sa vie d’adulte ? À travers le regard de la petite Aubépine, Caroline Elbaz raconte sa traversée de victime d’inceste dans un témoignage poignant et éclairant.
Quand la littérature rend l’inconcevable concevable
Dire et écrire l’inconcevable, telle est la raison d’être du roman autobiographique de Caroline Elbaz. Tu seras gentille ? raconte l’histoire d’Aubépine, fille unique née d’un « accident » – un mariage forcé suivi d’un viol – qui est confrontée dès l’âge de six ans aux assauts d’un père incestueux. Prise au piège entre une mère psychologiquement fragile et un père guidé par ses pulsions sexuelles, Aubépine lutte seule, paralysée par la sidération et rongée par la honte, mais portée par une incroyable force de vie. Un calvaire interminable, insupportable et effroyable qui durera douze longues années.
Tu seras gentille ? de Caroline Elbaz, autoédition, 264 p. - 14 €
« Où est mon vrai papa, celui qui m’aime et qui ne me ferait jamais de mal ? ». Au fil des pages, on découvre les mots et les douleurs de l’enfant, on assiste aux moments de vie troublés durant l’adolescence et on est happé par le combat intérieur de l’adulte qui tente de guérir sur le divan d’une psychanalyste depuis l’âge de dix-neuf ans. À travers les yeux d’Aubépine, l’auteure nous partage sans filtre son éprouvante expérience d’enfant, d’adolescente et de femme pour « (...) mettre à nu l’horreur, la montrer dans sa plus cruelle vérité et surtout, la renvoyer comme un miroir reflète une image à tous les bourreaux de ces crimes trop souvent impunis, grâce au silence de leurs victimes : leurs enfants, leurs frères, leurs sœurs, leurs petits-enfants, leurs neveux et nièces, leurs cousins et cousines ».
Un face à face avec les réalités de l’inceste
« Ressembler aux autres enfants, mon plus grand rêve ». Caroline Elbaz nous offre un récit courageux, terrible dans la vérité qu’il met à nu et irrémédiablement nécessaire. Dans ce face à face avec les réalités de l’inceste, les faits et les détails s’expriment de manière crue, sans jamais tomber dans le voyeurisme ou la complainte : « Je suis la petite fille de papa le jour, et le soir, je suis comme une poupée qu’il caresse comme il veut ».
« Faire semblant à l’extérieur de vivre, et accepter l’inceste à l’intérieur » : l’auteure met en lumière les terrifiants mécanismes qui enferment les victimes de violences incestueuses. Avec l’apparition de crises de panique, les relations toxiques et les périodes d’anorexie d’Aubépine, vient aussi la peur de mourir, de cette « petite mort qui se distille année après année dans [son] corps ». Et la tentative de survivre à cet enfer : « C’est colossal, monstrueux tous ces efforts et toute cette énergie que je déploie pour faire semblant de vivre ».
Un récit personnel tourné vers les autres
Caroline Elbaz fait preuve de beaucoup de courage et de justesse pour exprimer ces mots d’intimité honteuse. Au nom de toutes celles et ceux qui ont « vécu, de près ou de loin, directement ou indirectement, l’inconcevable ». En France, les violences incestueuses concernent plus de 6,7 millions de victimes. Sans compter toutes celles qui n’osent pas s’exprimer, par honte et/ou par culpabilité. Son cheminement personnel de victime d’inceste paternel illustre le douloureux parcours qui est celui de millions de femmes et d’hommes dans le monde.
Après avoir démarré l’écriture de ce livre en 2014, sans jamais parvenir à dépasser une trentaine de pages, c’est la libération accrue de la parole autour de l’inceste et l’éclairage apporté par les médias et les réseaux sociaux qui donnent à Caroline Elbaz la force de poursuivre son récit personnel. De cette manière, elle souhaite sensibiliser et s’associer au combat collectif mené par des millions de victimes qui œuvrent pour que l’inceste ne demeure plus jamais silencieux : « L’enfant victime d’un inceste se débat chaque jour pour taire sa souffrance. Il s’étouffe. Pour lui, c’est une urgence ».
Un récit puissant et bouleversant qui force à une prise de conscience collective.
Extraits choisis :
Entre vous et moi, grâce à ce roman autobiographique que vous avez décidé de lire, partiellement ou complètement, peut se créer une intimité. Je veux parler de cette proximité émotionnelle, et pourquoi pas intellectuelle, qui nous persuade que des liens – ceux qui nous transforment, qui nous touchent, nous donnent l’impulsion d’agir – s’établissent avec un auteur.
Nous sommes dans son lit. Il me serre très fort contre lui. Il commence à souffler sur mes cheveux. Il me regarde bizarrement. On dirait un sadique. Il a envie de quelque chose, mais il ne veut pas vraiment le dire.
Il est de plus en plus bizarre, des gouttes de sueur coulent sur son front. J’ai peur. Il va me faire du mal ?
Qu’est-ce qu’il veut ?
– Qu’est-ce qu’il y a, papa ? Tu as un problème ?
Il ne me répond pas. Il sourit, mal. Il a l’air très gêné…
Un, deux, trois… soleil… (…) Tous les matins je me réveille avec le cœur qui fait de gros boums… je m'attends à mourir, mais à force je n’ai plus trop la trouille. Je pense surtout à papa et maman… Je suis contente je vis encore… Tous les jours je ne meurs pas…
Avant que nous arrivions chez lui, dès la sortie du métro Ménilmontant, ses seuls mots, prononcés avec sa face de sadique, sont : “Tu seras gentille ?”. Trois mots simples douloureusement gravés dans ma mémoire, jusqu’à ma mort.
La pleine responsabilité que j’endosse toute seule dans la situation imposée par mon père, cet interdit normalement infranchissable, programme en moi une peur d’être privée de vie à tout moment, à chaque seconde.
“C’est comme ça. Je suis comme ça”, me répète mon père. C’est l’histoire de la grenouille et du scorpion. Ce dernier trahit son engagement en justifiant que sa nature profonde est de “piquer pour tuer”.
Adeline Rajch Toutpourlesfemmes