Dans le domaine de la danse, les créations ambitieuses ne sont pas si courantes, et l’exception que constitue The Dante Project a fait parler d’elle le mois dernier à l’Opéra Garnier.
Cette coproduction entre le Royal Ballet de Londres et l’Opéra de Paris avait déjà été remarquée en 2021 lors de la première à Covent Garden. Enfin dansé à Paris pendant tout le mois de mai, le ballet a partagé critiques et spectateurs, entre sceptiques et conquis. Retour sur cette production atypique qui a fait dialoguer différentes disciplines, joignant les visions artistiques d’un chorégraphe, d’une plasticienne et d’un musicien d’aujourd’hui.
Wayne McGregor n’en est pas à son coup d’essai. Chorégraphe renommé, s’inspirant du langage classique pour créer son propre vocabulaire, c’est un adepte très moderne du chausson de pointe auquel il enlève toute connotation romantique mais en garde l’intention d’élévation, et pousse les corps jusqu’aux limites de la plasticité. Il avait déjà collaboré plusieurs fois avec l’Opéra de Paris où il avait notamment créé Genus et L’anatomie de la Création et où avait également été dansée plus récemment son œuvre Tree of codes. Il a cette fois décidé de s’attaquer à un monument de la littérature : La Divine Comédie de Dante. Et pour ce faire, il s’est entouré d’une équipe de choc, avec une création musicale du bien nommé Thomas Adès pour la partition, et l’artiste Tacita Dean, dont nous vous avions déjà parlé, aux manettes pour les décors et les costumes. Le parti pris n’est pas celui d’une simple narration linéaire, et encore moins exhaustive – d’où ce choix de titre, The Dante Project, et non la Divine Comédie. Le résultat est une longue fresque en trois parties, parfois entrainante, parfois déroutante, d’un style à part en tous les cas, moins académique que du classique mais plus classique que du contemporain.
L’enfer de Dante, bonheur des spectateurs
La première partie, figurant l’enfer, est la plus longue et la plus fournie.
En guise de décor, une superbe et monumentale fresque de Tacita Dean figurant une montagne à l’envers, et un plateau noir au sol, comme une arène où évoluent les danseurs vêtus d’académiques noirs les moulant des pieds au cou. La figure de Dante (dansée en alternance par les étoiles Germain Louvet et Paul Marque), et son guide Virgile, seront le fil conducteur de l’œuvre, qui s’ouvre par un solo de Dante exprimant tout son tourment. Il voit défiler devant lui une série de personnages souvent difficilement reconnaissables (seuls les suicidés sont clairement identifiables par la gestuelle, pour le reste il faudra deviner).
Les danseurs anonymes (même si certains ressortent par leur forte présence scénique) enchainent duos et ensembles, blanchissant peu à peu le sol de la craie recouvrant partiellement leurs costumes. Si l’on retrouve dans les passages les plus rapides la virtuosité propre à McGregor, c’est une autre facette de son style chorégraphique qu’il montre sur les passages plus lents, mais non moins redoutables techniquement.
L’alchimie semble prendre de premier abord, mais ce premier acte est un peu long et finit par s’éterniser, malgré les indéniables points forts de la chorégraphie.
Le déconcertant purgatoire
Changement de décor radical pour le deuxième acte, plus épuré, moins sombre, figurant le purgatoire : sur une toile légèrement de biais se déploie l’évocation d’un arbre qui fait écho à certaines des œuvres de l’artiste actuellement présentées à la Bourse du Commerce à Paris dans le cadre de l’exposition Geography Biography, et auquel ne répondent que quelques tabourets minimalistes côté jardin. Changement d’ambiance également sur le plan musical : Thomas Adès, qui dirigeait lui-même l’orchestre de l’Opéra de Paris pour la plupart des représentations, a choisi des rythmes plus orientaux, et une voix chantée comme une longue et envoûtante prière, efficace quoiqu’un peu décalée par rapport à l’identité visuelle choisie par Tacita Dean. On regrettera cependant certains passages un peu trop pompiers, un défaut déjà parfois présent au premier acte, mais ce sont peut-être les seuls faux pas de cette partition sur mesure. Sur scène, apparait cette fois aux côtés de Dante le personnage de Beatrice, son amour de toujours. Les deux personnages sont incarnés par trois couples de danseurs pour trois âges différents : Beatrice et Dante enfants, jeunes puis adultes (on retrouve dans ce dernier rôle, toujours en alternance selon les soirs, les étoiles Léonore Baulac et Hannah O’Neill, toutes deux lumineuses, aux côtés de Germain Louvet et Paul Marque). Les trois duos se succèdent dans d’harmonieux entrelacés, touchante réminiscence de leur histoire d’amour, et prélude à la dernière partie où Beatrice suivra son Dante.
Un paradis peu enviable
©Ann Ray - Opéra national de Paris Saison : 2022-2023 Titre : The Dante Project
Ce troisième acte, qui figure donc le paradis, est peut-être celui qui nous a laissés le plus perplexes, en dépit de, ou est-ce en raison de, ses indéniables qualités. Le dispositif scénique imaginé par Tacita Dean est sans conteste le plus ambitieux de la soirée, avec la part belle faite à la vidéo ramenée au premier plan, une hypnotisante ellipse sans fin entrainant le spectateur dans un tourbillon coloré pour peu qu’il parvienne à appréhender d’un même regard danse et vidéo. Côté costumes, c’est le retour des académiques façon combinaisons, blancs cette fois. Mais ces groupes de danseurs identiques, difficilement identifiables, tous interchangeables, nous ont surtout inspiré une armée de clones tout droit sortie d’un film de science-fiction, vision de l’enfer plutôt que du paradis – et ce malgré une chorégraphie néoclassique tout à fait réussie et parfaitement exécutée. Question de paradigme ? Certains spectateurs ont au contraire été enthousiasmés par cette troisième partie et la façon d’intégrer la vidéo à la scène plutôt que de la laisser à un rôle de toile de fond.
En conclusion, un Dante Project qui divise
On ressort de ce Dante Project avec une impression mitigée : côté pile, de très bonnes idées, quelques passages d’une beauté remarquable, et le plaisir de voir s’allier trois talentueux artistes d’aujourd’hui – et deux institutions – pour une ambitieuse création néoclassique. Côté face, on retient malgré soi les longueurs, la faiblesse du fil narratif reliant ces trois parties si différentes, et le manque de caractère réellement novateur du langage utilisé. Reste que le ballet a rapidement affiché complet à Londres comme à Paris, et a subjugué une partie des spectateurs. Un résultat qui divise, mais n’est-ce pas le propre de la nouveauté ?
Si vous souhaitez vous faire votre opinion, The Dante Project sera repris au Royal Ballet de Londres en décembre prochain ; l’occasion pourquoi pas d’un weekend dédié à l’art contemporain…
Allison Poels Toutpourlesfemmes