Les heures de la nuit ne rattrapent jamais celles du jour : c’est le titre du dernier roman de Vanessa Caffin récemment paru aux Éditions de La Martinière. Un thriller psychologique hors-temps, à l’intrigue maîtrisée et au suspense haletant.
Les Heures de la nuit ne rattrapent jamais celles du jour de Vanessa Caffin, Éditions de La Martinière, 304 p. - 19 €
Entre souvenirs et mystères : retrouver la mémoire
Dès le début de son roman, Vanessa Caffin donne le la en citant ces mots de Marguerite Yourcenar dans Alexis ou le traité du vain combat : « La mémoire des femmes ressemble à ces tables anciennes dont elles se servent pour coudre. Il y a des tiroirs secrets ; il y en a, fermés depuis longtemps et qui ne peuvent s’ouvrir ; il y a des fleurs séchées qui ne sont plus que de la poussière de roses ; des écheveaux emmêlés, quelquefois des épingles. La mémoire de Marie était très complaisante : elle devait lui servir à broder son passé. »
Une vieille boîte à chaussures remplie de lettres d’amis, d’un premier amour, de fleurs, mais aucun souvenir. Alice, l’héroïne de notre roman, mène une vie un peu bancale, prise entre son métier de traductrice et son tempérament d’oiseau de nuit : « (...) chaque événement, chaque personnage et chaque décor inventés par les auteurs que je traduisais étaient aujourd’hui bien plus ancrés dans ma mémoire que mon propre vécu ». Aux prises avec un mal de tête persistant, elle tente par tous les moyens de retrouver la mémoire et d’assembler le puzzle de son passé. Rien ne remonte à la surface, si ce n’est cette amère sensation d’avoir vécu pour rien. C’est alors que jaillit ce besoin pressant, cette impérieuse nécessité, de se replonger dans ses années lycées, durant lesquelles elle a connu l’amitié et même l’amour. Mais comment restaurer des souvenirs perdus quand sa mémoire divague ? Et si les souvenirs les plus dangereux n’étaient pas ceux qui restent, mais ceux qu’on oublie ?
Une frontière poreuse entre les rêves et la réalité
À la manière d’une enquête rythmée par de multiples rebondissements, Vanessa Caffin livre une réflexion générale sur ce qu’on occulte, ce qu’on oublie : « Mais j'avais retenu une chose, un précepte nietzschéen qui affirmait que l'amnésie est un processus vital, la manifestation de notre absolue volonté de vivre, même en enfer ».
On notera également la pluralité et l’universalité des thèmes, parfois abordés de manière difficile, parmi lesquels l’amitié, l’amour, le mariage et la famille, et leur impact sur nos vies : « J'avais treize ans, je les écoutais dans l'obscurité du long couloir de notre appartement parisien, déjà curieuse de ce que l'écriture pouvait changer ou améliorer de nos vies. J'ai compris plus tard, en m'enfonçant dans les écrits des auteurs que j'avais la chance de traduire, que ma mère disait vrai, et surtout qu'elle disait qui elle était ».
Alice est prisonnière d'un passé familial traumatisant : une mère tragédienne sans succès qui a brutalement quitté la maison, un père banquier blessé par le départ de son épouse et une sœur aînée devenue agressive. De nombreux traumatismes qui hantent littéralement ses nuits : « Chez moi, les nuits sont toujours hachées, trop courtes pour être réparatrices, trop sombres pour être inoffensives ». Et qui, le plus souvent, se terminent en nuits blanches : « J’ai l’habitude des nuits blanches, de celles qui vous assèchent le cœur. Les rêves qui s’imposent à moi ne sont jamais un aller simple pour quelques instants d’euphorie. Ils m’aspirent, et c’est ainsi depuis l’adolescence. Ils ne racontent jamais de belles histoires, ils ne m’inventent jamais d’autres vies que la mienne, ou alors une version bien plus trouble encore. Mon inconscient est un monstre qui se nourrit du sordide et de mes peurs ; et c’est sans doute la raison pour laquelle, chez moi, les heures de la nuit ne rattrapent jamais celles du jour ».
Retour dans les années 1990 ou la boum de la nostalgie
Au fil des flash-back, l’auteure livre quelques fragments de souvenirs de son héroïne tout droit sortis des nineties, qui constituent le cœur chronologique de son intrigue : « Le début des années 1990 n’avait pas été l’âge de mon apogée social et culturel. Je fantasmais sur Dylan de Beverly Hills, noyée dans un sweat Fila super size, montée sur des chaussures plate-forme. Les jours de pluie, j’écoutais de la britpop sur mon lecteur CD portable qui sautait dès que j’avais le malheur de faire un pas chassé. Je me foutais pas mal du mur de Berlin qui venait de tomber, les conséquences de cet évènement m'échappaient totalement, tout comme la chute du bloc soviétique, la fin de l’apartheid ou du génocide rwandais. C’était l’ouverture des journaux entendus à la radio, ou des lignes griffonnées dans un cahier qu’il fallait retenir pour le bac. Rien de plus. La mort était aussi abstraite que le job qui m’attendait à la sortie de l’université. J’étais égoïste et insouciante. Et peut-être, pour cette raison, j’étais heureuse ». De quoi faire vibrer les plus nostalgiques de cette époque.
Au fil des pages, on découvre un roman hors normes et captivant, où les destins des personnages se croisent et s’entremêlent... jusqu’au dernier rebondissement ! Une touche de nostalgie et une bonne dose de suspense, le tout ponctué par une note addictive digne d’une très bonne série TV. Ce qui prend tout son sens quand on sait que Vanessa Caffin se consacre aussi à l'écriture de scénarios et à la réalisation de courts et longs métrages. Écrivaine et journaliste, elle est également la co-fondatrice, aux côtés de Jeanne Thiriet, de la maison d'édition indépendante et engagée Livres Agités, dédiée aux primo-romancières.
Extraits choisis :
Les trous noirs, même minimes, surgissaient au quotidien. Ça ajoutait au supplice, et à cette sensation désagréable, de partager mon corps avec une autre – celle que j’avais été et que j’étais incapable de retrouver.
Ça avait commencé par une migraine. Une de ces migraines qui vous enserrent la cervelle avec tant de violence que vous pouvez à peine articuler un mot. Ça m'arrivait régulièrement depuis l'adolescence, mais avec l'âge, elles étaient devenues plus fréquentes, plus incisives. Elles rendaient le présent confus et visqueux. Elles me laissaient rampante sur le tapis du salon, recroquevillée dans ma baignoire, paralysée en pleine rue. Elles frappaient au réveil la plupart du temps, ou quand j'essayais d'échapper à une situation ou à une discussion.
Peut-être qu’il n’y avait jamais eu de mots ou de pensées coincés dans le manuscrit d’Anne Loman ; peut-être que c’était un cauchemar de plus, de ceux qui se confondent avec le réel ; peut-être que c’était les migraines, la confusion qui les accompagne, l’effet des médocs, une hallucination passagère.
Chez moi, les nuits sont toujours hachées, trop courtes pour être réparatrices, trop sombres pour être inoffensives. J'ai appris à composer avec. Je dis appris, parce qu'il faut du temps avant de ne plus se réveiller en apnée, ne plus penser que les images de la nuit ont réellement existé. Apprendre à tracer une certaine frontière du réel, et se dire que même si elle est floue ou approximative, au moins elle existe et vous protège. Mes cauchemars sont revenus.
Avec mes parents, j'avais appris à vivre le cœur sous cellophane, à étouffer mes élans autant que mes passions. Il n'était pas supportable pour mon père de me voir m'émanciper, et encore moins supportable pour ma mère de me voir rêver, elle qui avait compris bien assez tôt que la vie offre plus de devoirs que de droits.
L'être humain a cette drôle d'habitude d'idéaliser son enfance et son adolescence, comme pour se souvenir qu'il fut un temps où tout ça valait le coup, où la vie ne vous filait pas d'uppercuts, où un 14 en maths suffisait à vous faire passer une bonne journée.
Adeline Rajch Toutpourlesfemmes