Le long chemin vers la modernité
L'envers du moderne, le dernier livre de Philippe d'Iribarne, directeur de recherches au CNRS, paru le 26 avril 2012, retrace son parcours de chercheur. Explorant en solitaire la face obscure de la philosophie des Lumières, selon laquelle la liberté enfin acquise serait garante d'un bonheur universel, il a cherché pourquoi ce « meilleur des mondes » se fait tant attendre.
Cité en exergue de L'envers du moderne , Mirabeau rêve d'un avenir où la « liberté générale bannira les absurdes oppressions qui accablent les hommes, les préjugés d'ignorance et de cupidité... et fera renaître une fraternité universelle... »
Extraite de la présentation de la Déclaration des droits de l'homme du 17 août 1789, cette vision idyllique de l'avenir sera bientôt démentie : quatre années plus tard la Terreur commençait. Heureusement pour lui, Mirabeau était déjà mort.
Philippe d'Iribarne, polytechnicien, ingénieur général des mines, a passé trente ans à étudier les traditions et les cultures qui façonnent les peuples et la façon dont elles influencent en permanence les relations sociales et la vie économique d'un pays. Lui, qui a notamment travaillé sur la gestion des entreprises multinationales, a cherché pourquoi des notions qui nous semblent universellement applicables, ne fonctionnent pas de façon identique partout. Il a d'ailleurs constaté à la fois l'intérêt des entreprises pour ces questions...et le désintérêt des institutions internationales.
Mettant en lumière la diversité des valeurs et des mœ,urs, il enrichit la vision des sociologues et des économistes pour lesquels l'humanité est perçue comme un ensemble indifférencié. Exemple : une notion aussi universelle que la liberté, n'a pas le même sens pour un Français ou pour un Américain.
Le mythe de l'honneur
Pour Philippe d'Iribarne, la France constitue un cas de figure particulièrement intéressant. Il y a, écrit-il un « grand écart entre la vision mythique de la société qui sous-tend le projet moderne et le fonctionnement du corps social ».
L'idée de grandeur, par exemple, obsession française par excellence, a été récupérée par la Révolution. La France des Lumières, patrie des Droits de l'homme, déploie « la majesté de l'homme universel ». Le goût immodéré des Français pour les titres et les rangs y trouverait son origine. Il en irait de même de la question, essentielle en France, de savoir si c'est ou non s'abaisser que de déférer à l'autorité.
Ceci explique qu'un Français « libre » répugne à s'incliner devant un « petit chef ». Pour lui, ce serait servile. La seule autorité qu'il peut accepter, est celle qu'il reconnaîtrait comme supérieure, soit par le savoir, soit par une vraie noblesse.
Philippe d'Iribarne découvre au fil de ses enquêtes, que les employés d'une entreprise en France, mettent même un point d'honneur à se fixer à eux-mêmes des responsabilités implicites et des devoirs. Dans son livre majeur paru en 1989, « La logique de l'honneur » il montrait qu'il existe en France cette attitude « aussi exigeante dans les devoirs qu'elle prescrit que dans les privilèges qu'elle permet de défendre».
La logique des maîtres
Mais « l'honneur, remarque aussi le chercheur, se nourrit difficilement de l'accomplissement laborieux, honnête et obscur de tâches monotones. Il aime les grands défis qui permettent de se distinguer. Il conduit volontiers à s'associer avec passion à une aventure glorieuse où appelle un chef prestigieux, ou un petit groupe enthousiaste qui montre la voie ».
De là découle l'emballement - qui semble universel - pour les « grands projets ». Qu'ils soient mitterrandiens, capitalistes, ou révolutionnaires...
La vision politique contemporaine des Lumières en fait partie, explique le chercheur, mais elle se fonde sur un déni de la réalité. Elle refuse de regarder en face les contradictions dans la vie réelle, entre d'une part le mythe d'une société d'égaux, l'idéal du citoyen abstrait et d'autre part, les citoyens en chair et en os.
Cette vision universaliste, souligne d'Iribarne, est une des entraves à l'efficacité de l'action des gouvernements nationaux, ou d'institutions supra-nationales comme le FMI, la Banque mondiale ou l'ONU. Conçus pour une humanité abstraite, en fonction d'une vision américaine de la société qui accorde une place primordiale au marché, aux droits de propriété, leurs programmes n'ont pas toujours de sens dans l'univers mental de ceux dont ils veulent encadrer la vie.
Outre cet aveuglement, Philippe d'Iribarne soulignait dans son livre, « Vous serez tous des maîtres », l'attitude irrationnelle des hérauts du mythe de la « société nouvelle » régénérée et de l'homme émancipé. Que ce soient Rousseau, Locke, Marx... ou Simone de Beauvoir, ils prônent tous l'avènement de « l'homme moderne et libre ». Mais ils contredisent leurs idéaux par le mépris de ceux qui ne sont pas à la hauteur du message d'émancipation. Les laissés-pour-compte, les pauvres, bien que citoyens à part entière, ne sont pour eux que des sous-hommes :
« Les sociétés modernes n'ont jamais pu se départir d'une vision du pauvre comme un être inférieur... et elles sont donc impuissantes à vivre en accord avec leurs principes ...et on n'a toujours pas trouvé la recette magique pour vivre ensemble en paix» écrit d'Iribarne.
Les obstacles universels
Le dernier chapitre de L'envers du moderne , est crucial. Philippe d'Iribarne qui a surtout analysé la diversité culturelle dans le monde international du travail, montre que ce regard semble faire peur aux institutions publiques. Que ces dernières soient européennes ou mondiales, elles restent la « chasse gardée des disciplines universalistes».
La Commission européenne par exemple, continue à fonctionner sur un mode unique : ce qui a réussi dans un pays, doit réussir partout, de la même façon. La réalité est toute autre, d'autant que - simple fait - il suffit de traduire une idée pour la transformer.
Pour Philippe d'Iribarne, toutes les valeurs universelles prennent un sens particulier selon l'endroit, le pays qui les intègre. Même la Déclaration des droits de l'homme, universelle s'il en est, se teinte de nuances particulières, une fois traduite en anglais. Le message chrétien varie des États-Unis, en France ou dans l'Afrique sub-saharienne. Il en va de même des notions d'honneur, d'acceptation du doute, et même de l'idée occidentale de démocratie qui nous paraît indiscutable. Elles sont loin d'être universellement partagées.
Il est urgent d'accepter la diversité du monde recommande Philippe d'Iribarne, pour imaginer voir un jour la Chine, l'Asie, le monde arabe ou l'Afrique aborder sur les rives des Lumières.
- L'envers du moderne
-Conversations avec Julien Charnay
-Éditions du CNRS
-20 Euros
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