Pour sa première mise en scène avec des acteurs français, Frank Castorf choisit d'adapter très librement la Dame aux Camélias d'Alexandre Dumas (fils) au théâtre de l'odéon, qu'il fait résonner avec les textes de deux auteurs contemporains : Heiner Müller (La Mission) et Georges Bataille. (Histoire de l'œ,il et Le Petit). Mais la mise en scène, qui joue volontairement sur la provocation et le chaos, agace rapidement et peine à donner réellement sens au propos.
Une scénographie provocatrice
Loin des intérieurs feutrés de la Traviata de Verdi, le décor s'ouvre sur un baraquement de bois et de tôles, amoncellement de bric et de broc représentant une favela.
Une sorte d'antenne relais gigantesque où l'on lit « Global network, anus mundi » (autrement dit « trou du cul du monde ») la surplombe. De l'autre côté du plateau tournant, un appartement tout de verre et de néons évoque la surface lisse et superficielle d'un monde d'apparence qui peine à cacher sa misère. Un panneau publicitaire reproduit la photo d'une accolade joyeuse entre Kadhafi et Berlusconi, et porte la mention « Niagra, forza forever ».
Une putain révolutionnaire
C'est dans ces deux univers opposés qu'évoluent les personnages, Marguerite Gauthier en tête, dont la longue agonie, dans un poulailler, à grands renforts de gémissements équivoques, ouvre la pièce.
Le spectateur navigue alors —, souvent à vue —, entre les différents niveaux narratif qui s'entremêlent : d'un côté le récit de la genèse de l'œ,uvre fait par l'auteur lui-même (Alexandre) à l'amant inconsolable (Armand Duval) , de l'autre l'histoire d'amour, essentiellement charnelle, vécue par les deux amants.
A cela vient se greffer une troisième intrigue, inspirée par La Mission de Müller, construite autour d'un épisode en marge de la Révolution française : trois hommes partent en Jamaïque organiser la révolte des esclaves mais la République est abolie avant qu'ils aient pu réaliser leur dessein, cruelle désillusion.
Des comédiens remarquables
L'idée de Castorf était de retourner aux racines même du mythe de la Dame aux camélias et de faire dialoguer, quête de liberté subversive et trahison des idéaux. Mais en dépit de la performance remarquable des comédiens (mention spéciale à Jeanne Balibar et Claire Sermonne) et de quelques jolies trouvailles (Jean-Damien Barbin ne manque pas de piquant en Dumas fantasque), l'agitation fébrile de la mise en scène, qui mêle morceaux chantés, dansés, cris, déculottages et halètements en tous genres, finit par lasser.
D'Eisenstein à Ceausescu
La deuxième partie de la pièce, presque intégralement filmée en direct, réserve pourtant quelques beaux moments, comme lorsque le révolutionnaire Debuisson doit annoncer à ses camarades l'abandon de leur mission, mise à mal par le coup d'Etat napoléonien : «Elles ont roulé dans tous les ruisseaux, se sont vautrées dans tous les caniveaux du monde, traînées dans tous les bordels, notre putain la liberté, notre putain l'égalité, notre putain la fraternité. Maintenant je veux être assis là où l'on rit, libre pour ce qui me plaît, égal à moi-même, frère de moi-même et sinon de personne.»
On s'y perd
De même, la caméra qui filme les corps au plus près de leurs étreintes en dit long sur l'aliénation de la chair. Ce n'est néanmoins pas suffisant pour contrebalancer la fébrilité de la mise en scène, dont la multiplication des références (Eisenstein côtoie Michel Sardou, la chute de Ceausescu à la télévision roumaine et Manon Lescaut...), loin de faire sens, finit par égarer le spectateur en le contraignant à extirper de la masse ce qu'il juge opportun.
Résultat : à l'entracte, les commentaires vont bon train quant à la gratuité de nombre de scènes et les rangs sont clairsemés à la reprise, ce qui n'empêche néanmoins pas des applaudissements de rigueur pour saluer l'endurance des comédiens. Une Dame aux camélias pour initiés.
Juliette Rabat
Spectacle déconseillé aux moins de 16 ans. Réservations : 01 44 85 40 40.
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