L'échange

Toutpourlesfemmes accueille Marie-Paule Charles avec l'échange, une nouvelle drolatique, pleine de cocasserie et de tendresse.

L'ÉCHANGE

Celui qui a été abandonné

C'était un soir de décembre. La nuit était épaisse. J'ai été oublié dans un endroit sombre. Volontairement ? Je suis noir. On n'a pas dû me voir. Mais elle ? Pourquoi m'avoir laissé ?



Celui qui a été enlevé

Je n'ai rien compris. Quelqu'un, une femme que je ne connais pas, est venu me chercher. Sans un mot. Et tout naturellement, nous sommes sortis dans la rue. La neige avait cessé de tomber. Elle m'a serré très fort dans ses bras. C'était plutôt agréable. Je ne dirai pas le contraire mais je n'ai reconnu ni son odeur, ni le velouté de sa joue.
Je n'ai pas eu peur. J'étais seulement étonné.
Nous avons attendu un taxi, dehors, debout au bord du trottoir. Quelqu'un nous a regardés et s'est exclamé : « C'est beau du noir sur la neige blanche. »



Celui qui a été abandonné

Je n'ai pas vraiment peur. Je n'ai ni froid, ni chaud. Personne ne pense à moi. Peut-être que personne ne peut me voir. Je suis noir dans un trou noir.
J'attends. Mais je ne sais pas ce que j'attends. Je crois qu'il fait nuit. Je vais dormir. Sans bruit. Sans bouger.


Celui qui a été enlevé

On m'a emmené dans une maison inconnue. Je dirais que c'est un beau pavillon de banlieue. Avant, j'habitais un appartement, près des quais de la Seine. J'ai quand même un tout petit peur. Mais il ne m'arrive rien de tragique. Elle, celle qui m'a pris, m'abandonne ou plutôt me jette sur un fauteuil. Je n'ai pas un cri, pas un geste. Un familier des lieux passe à côté de moi et remarque en souriant : »Pourquoi le laisses-tu toujours sur le fauteuil rouge ? »
Toujours sur le fauteuil rouge ? Mais c'est la première fois que je suis sur ce fauteuil rouge.
J'attends. Elle ne s'occupe plus de moi. Se souvient-elle qu'elle m'a amené chez elle ?


Celui qui a été abandonné

J'entends des bruits de verres, d'assiettes, de casseroles qu'on entrechoque. On s'agite. On court. Un jeune femme passe me voir tout en parlant au téléphone : »Oui, il est toujours là. Non. Noir. Il est noir. »
Je sais que je suis noir. On dit aussi que je suis beau. Pourtant, hier soir, elle m'a laissé. Tout seul. J'attends. Je me fais invisible.


Celui qui a été enlevé

Vite. Vite. Elle me donne un coup de brosse énergique. Elle me prend dans ses bras. Nous courons jusqu'à l'arrêt du bus. Enfin, je crois. C'est la première fois que je prends le bus. D'ordinaire, nous allions à pied. Nous nous tenions bien chaud. J'aimais notre promenade matinale.
Celle-là, elle ne me parle pas. Dans le bus, je suis mal assis. Je suis coincé contre mon voisin. Partout, des maisons, des rues, des autobus, des motos, des embouteillages, des autos, des feux rouges. Du bruit. Des conversations que je ne comprends pas. Trop de foule. Trop de passagers. On me tire. On me bouscule. Ouf ! On descend. Elle m'entraîne et me fait traverser une esplanade, sans fleurs, sans arbres. Le vent du Nord me transperce. Je ne suis pas assez épais pour supporter ce froid. Escalators. Ascenseurs. Couloirs. Nous entrons dans un bureau, vaste, éclairé par une grande baie vitrée. Elle me pose dans un coin. Elle m'oublie. Encore. Je regarde la neige tomber.
Je passe la journée seul.
Au début de l'après-midi, j'ai cru entendre une conversation qui me concernait :
-« Vous êtes sûr qu'hier soir ?
Mais oui, c'est le mien. J'en suis sûre. Il est bien noir. Très beau. Oui. C'est ça. J'ai bien reconnu l'écharpe. Au revoir. »
Nous reprenons le bus. Ma nouvelle vie ne me plaît pas du tout. Elle n'est pas désagréable celle qui m'a enlevé. Mais ce n'est pas « Elle ». Je n'aime pas son parfum. Trop entêtant. Elle est moins aimante ou plus indifférente. Je ne comprends pas pourquoi elle m'a enlevé. Elle affirme qu'elle ne s'est pas trompée. Donc elle me connaît. Pourtant, moi, je ne la connais pas. Et cette histoire d'écharpe ? C'est quoi cette histoire d'écharpe ?


Celui qui a été abandonné

Je suis toujours tout seul dans mon coin. De temps en temps, une jolie jeune femme blonde passe voir si tout va bien. Oui, tout va bien. RAS. J'aimerais bien ne pas m'éterniser ici. Ici, ce n'est pas chez moi. Je ne reconnais ni les bruits, ni les odeurs, ni les voix. Je suis privé du soin et de l'affection auxquels j'étais habitué. Elle me manque. C'est tout. Ca ne s'explique pas.
Je surprends encore des bribes de conversation téléphonique : « Vous l'avez toujours ? Il est bien là ? Surtout, gardez-le. »
Je ne comprends pas. Suis-je vraiment abandonné alors que quelqu'un paraît se soucier de moi ?
Devant l'incertitude de mon avenir, je décide de rester très sage. De ne pas bouger. Au cas où. Au cas où elle viendrait me chercher. Je l'espère de toutes mes forces. Elle viendra. J'en suis sûr.


Celui qui a été enlevé

Je ne veux pas de cette vie. Le départ précipité le matin dans le froid, le vent, la neige. Puis le bus bondé où j'ai trop chaud, l'esplanade glacée où j'ai trop froid, l'ascenseur, dans lequel je suis comprimé, le bureau trop calme, la sonnerie du téléphone trop aigue. Le ciel à travers l'immense baie vitrée, le grand ciel tout blanc traversé de nuages qui éclatent en flocons de neige tourbillonnants m'étourdit, me donne le vertige.
Si ça continue, je vais me disloquer. Me dissoudre dans le néant. Me perdre dans un trou noir.
En fin d'après-midi, j'ai eu une lueur d'espoir. Je crois avoir entendu : » On pourrait peut-être procéder à l'échange ? Où ? Quand ? »
On m'a enlevé et maintenant, on veut m'échanger ! Qui suis-je ? M'échanger ? Contre qui ? Contre quoi ?
Pour la première fois, j'ai peur. Je tremble.
Et si c'était elle qui venait me chercher, Je dois résister. Faire bonne figure. Je décide d'être courageux. Je me calme. J'attends.


Celui qui a été abandonné

L'après-midi s'est passée paisiblement. Je suis resté seul. La jeune femme blonde est venue me voir. Je la trouve jolie et gentille. Mais elle ne paraît pas vouloir me garder. Parce que je suis noir ? Non, je ne crois pas. Elle a fait une remarque qui m'a fait plaisir :
« Tu es bien beau. Tout noir. »
J'en aurais presque rougi de plaisir quand elle a passé la main sur mes épaules en un geste affectueux.


Celui qui a été enlevé

« Je n'ai pas compris comment ça a pu arriver. »
C'est elle. Elle qui dit ça. Elle que j'ai retrouvée. Maintenant, nous sommes à nouveau ensemble. Elle me serre très, très fort dans ses bras. Je me laisse enivré par son odeur fleurie, caressé par la douceur de son cou, bercé par sa voix chaude. Nos pas s'accordent en un rythme harmonieux. Nous marchons dans la neige. Étourdis. Heureux.
Elle m'enlace dans le froid. Dans la neige.
Nous regagnons la maison. Enfin.
« Maman ! Maman ! C'est toi ? Tu l'as retrouvé ? »

« Oui, oui », répond-elle d'une voix enjouée, pleine d'affection et de soleil. « Il est toujours aussi beau. Il est sain et sauf. Je suis contente. Contente. »
Elle me fait glisser le long de ses bras minces. Elle me caresse les épaules. Elle me brosse d'une main légère à hauteur du cou.
Je frémis de plaisir.
Elle me place sur un cintre et me range dans sa penderie.
Je suis son manteau noir.
Elle me porte avec élégance. Je la rends belle et désirable.
Elle m'aime et je l'aime.


Marie-Paule Charles a été, pendant plus de quinze ans, directeur de création dans une agence de communication financière. Ce métier l'a amené à jongler avec les mots et les images. C'est ainsi que lui est venu le plaisir d'écrire.
A publié chez Publibook:
« Mer & mirages en Normandie »
« Carnet de randonnée : Les Vosges »
« Les entreprises ont une âme et la force d'aimer »
et « Les rosiers sauvages » aux éditions Baudelaire

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