Entretien Isabelle Huppert : White Material

White Material de Claire Denis sort en salle le 24 mars. L'actrice principale Isabelle Huppert revient sur ce film. Entretien.




De quoi White Material est‐il né ?


Colo Tavernier m'avait fait découvrir Vaincue par la brousse, le premier roman que Doris Lessing avait écrit à 27 ans, dès son retour de Rhodésie. Il m'avait éblouie. Il mettait en scène un personnage de femme un peu suranné, ancré dans une problématique elle‐même dépassée, qui m'était pourtant toujours resté en tête.

Aujourd'hui, évidemment, les choses ont évolué. Les lignes ont bougé. Les victimes et les bourreaux ne sont plus victimes ou bourreaux de la même manière. Avec son intelligence aiguë, Claire s'en est emparée. Et elle en a fait surgir ces personnages plus contemporains, qui évoluent dans un univers pétri de contradictions.

C'était un peu comme si les héros de Doris Lessing avaient grandi et avaient gagné en force, même si dans White Material, ils restent, évidemment, très fragiles.

Chez Lessing, Mary ressemblait à une Madame Bovary traversée par la folie. Claire lui a fait subir une mutation complète. Elle l'a entraînée vers de nouveaux rivages qui rappellent davantage Disgrâce de John Maxwell Coetzee.


Y avait‐il aussi chez vous l'envie, profonde, de travailler avec Claire Denis ?


C'est, bien sûr, d'abord ce qui m'attirait. Claire était assistante sur Retour à la bien‐aimée de Jean‐François Adam (1979), avec Jacques Dutronc et Bruno Ganz, un film très beau et très étrange plein de brumes maléfiques. Ça ne date pas d'hier (rires), mais j'ai toujours eu beaucoup d'affection et d'admiration pour elle : elle a quelque chose de l'enfant éternel.

Têtue, obsessionnelle, infatigable, elle ne lâche jamais rien, et essaie au prix de luttes acharnées —, parfois, désespérément—, d'imposer
sa vision au cinéma. Oui, il y a vraiment quelque chose de visionnaire dans ce qu'elle fait au sens premier du terme.


White Material n'est pas un film politiquement correct. Il montre des enfants soldats, donc des enfants‐bourreaux. Et que lorsqu'on se tient dans la violence, la haine et le chaos —, puisque c'est de cela qu'il s'agit et que c'est là où réside la cruauté —, tout le monde n'est plus moralement noir ni blanc.


Comment décririez‐vous Maria, cette femme qui s'accroche à sa terre. Est‐elle dans le déni ?


La frontière entre la croyance et le déni est infime. Elle y croit. Elle y croit dès le début qui est aussi, en quelque sorte, le début de la fin. Maria cherche à tout prix à sauver sa récolte —, le film se passe
en très peu de jours. Elle n'a pas choisi de planter du café par intérêt vénal ou par hasard. Le café, c'est la terre. La terre, c'est la sève. La sève, c'est l'appartenance. Et l'appartenance, c'est l'identité,
autrement dit ce qui constitue l'individu. Elle ressent l'exil, qui la menace, comme une immense douleur.

Les centaines de milliers de gens déplacés vivent tous une tragédie qui leur est propre. Maria incarne tout ça : la folie, le désespoir, le refus de perdre ce avec quoi elle a grandi...




Le fait que la romancière Marie NDiaye collaborait au scénario a‐t‐il participé de votre attirance pour le projet ?


Évidemment. Je connais bien ses livres. C'est, pour moi, un très grand écrivain. Et je retrouve dans son oeuvre des choses qui ne sont pas étrangères au travail de Claire, comme ce mélange d'introspection à la fois très brûlante et très douloureuse que le surnaturel vient bousculer.

La puissance du cinéma de Claire, à l'image de la littérature de Marie NDiaye, nous emmène vers un univers plus intellectuel, plus onirique. Mais, même si cela peut paraître un peu surprenant de prime abord, il possède aussi quelque chose de shakespearien.

Le film m'évoque une tragédie universelle. Il est très peu temporisé —, il pourrait se dérouler aujourd'hui, il y a dix ans ou dans dix ans —, et se déroule dans un pays d'Afrique qui n'est pas nommé. Il ne se veut ni totalement réel ni imaginaire, et cela pour le meilleur. Il ne se réduit pas à l'anecdote.

Par Thomas Martinez

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