Sacré costard !

Si vous ne croyez pas que les choses ont une vie, relisez la strophe de Lamartine: « 0bjets inanimés, avez-vous donc une âme ? »...

Sacré costard ! , une nouvelle de Marie Picquet

...Méditez cette phrase de l'Evangile : « S'ils se taisent, les pierres crieront. » Si malgré tout, vous pensez que seuls les humains ont l'apanage de l'intelligence et de la sensibilité, au moins admettrez-vous peut-être la réincarnation ? Alors, vous comprendrez mon histoire...

Tout en ayant eu vent de la métempsycose, il est possible que vous en ignoriez certains aspects. Retourner, après sa mort, dans la peau d'un être vivant, homme, femme, lion, singe ou plante... vous semble possible. Qu'il soit grand ou petit, en fonction de la décrépitude morale de l'être « d'avant », pourquoi pas ? Mais revenir en choses. En objets, si vous aimez mieux : fauteuil, poêle à frire, pot de chambre, etc. Eh oui ! C'est ainsi, que moi, autrefois grand Inquisiteur sous Philippe II, j'ai été réincarné au XXe siècle en ordinateur et plus tard - ma peine ayant été adoucie - en costume masculin occidental.

Remarquez, pas n'importe quel costard ! J'ai été dessiné par un styliste, coupé dans un alpaga de qualité et doublé de soie. Poches poitrine, six boutons, bref, luxueux. Ma naissance a eu lieu en Chine où j'ai été conçu par un robot, cousu par des petites mains payées au smic (chinois). Ensuite, j'ai été vendu sur E-Bay avant d'être, délocalisation aidant, envoyé à Paris.

Un chanteur d'opéra m'a repéré dans une boutique de la rue du Bac et m'a embarqué aussitôt. Des débuts prometteurs : chœ,urs, roulements de tambour, trémolos de divas qui pendant les répétitions me tâtaient de leurs mains potelées : « Maestro, che bello, ce costume superbe ! Et le tissu, somptuoso ! » Le clou de cette existence fut une représentation de Tannhäuser à l'opéra Bastille. Dans une mise en scène très nue, d'une rigueur et d'une sècheresse admirables où les protagonistes étaient habillés en quadras du XXIe siècle, mon baryton de patron avait le rôle du Chevalier. J'étais orné d'un nœ,ud pap et d'une épée qui dépassait de ma veste. Quel panache ! Quelle soirée ! A la fin du spectacle, le tonnerre d'applaudissements ne s'adressait pas seulement à l'interprète de Wagner, mais à moi, évidemment : j'étais grisé !

Mon baryton était obèse : pendant une tirade, son ventre se gonfla et tous mes boutons sautèrent les uns après les autres , la couture de la jaquette se déchira avec un bruit que le public confondit, heureusement, avec celui du violoncelle. Grognon, le maestro se débarrassa de moi en me vendant à un chiffonnier qui me céda à une brocante du côté de Vincennes.

Le stand, tenu par une vieille qui fumait le cigare, consistait en un portant auquel sans aucun respect, l'on me suspendit. J'y côtoyais des bicyclettes graisseuses, des casseroles, un barbecue puant encore la saucisse, et des nippes à la naphtaline.

Ce dimanche-là j'écoutais, mélancolique, les boniments de la vendeuse, les flonflons de la sono et les conversations des passants qui me jetaient des regards rapides :

- Eh, vise un peu le costard, chérie.

- Ouais, chouette occase, mais va falloir que je lui trouve des boutons et d'abord, t'auras jamais l'occasion de te fringuer comme ça !

- Sauf si on se mariait, ma chochotte.

Une semaine passa, et j'étais à la fête. Mais oui, parmi les bégonias, les capelines, les gants blancs, les rangs de perles et les chaussures en satin. Heureux enfin ! Je me rengorgeais : le marié m'avait passé au pressing et à la boutonnière, il avait épinglé un œ,illet d'un rouge époustouflant. Après le bal à l'hôtel Mironton, il s'est décortiqué en vitesse : il m'a jeté en boule sur un fauteuil avant de bondir sur la mariée, elle-même effeuillée en moins de deux. Et les voila se trémoussant pour l'amour, le seul, le vrai...

J'estimais avoir fini en beauté. M'abriter confortablement sous une housse de grande marque dans la remise d'un antiquaire, telle était dorénavant mon ambition...Pour tout dire, à force de passer de main en main et de corps en corps, j'étais las et je n'avais qu'une envie : prendre ma retraite.

Mais le sort en décida autrement : il fut décrété que je devais être relooké. Je passais donc à la chirurgie esthétique : détachage, lifting. Puis ma culotte fut doublée, une patte rajoutée à la ceinture, le revers du col élargi. J'avais beau penser : laissez-moi me racornir en paix, ils n'en avaient cure. Ils ont préféré me repriser, me tirailler, me surfiler, me passer à la vapeur... Maintenant, je le reconnais : quelque pénibles que ces opérations aient été pour moi, elles m'ont évité la pire des humiliations pour un costume : être démodé.

Est-ce mon bon état de conservation qui me permit d'arriver dans la vitrine d'un soldeur en vue : Dégriff'class ? Quoiqu'il en soit, je n'étais pas encore hors des mains de l'étalagiste, qu'un homme riche me remarqua. Quelques centaines de dollars et me voilà dans le Trans Europ Express, puis dans le Transsibérien jusqu'à Novgorod, en Russie. Ciel, quel exil ! Ces trains étaient remplis de babas qui sortaient des shaschliks de leurs paniers, et en offraient à mon nouveau patron. J'essayai de me ratatiner, pour éviter les taches. En vain. J'appris bientôt que ce goulu appartenait à la mafia. Un colosse de 1m90 (il fallut rallonger mon pantalon et lâcher les coutures du gilet), un boyard qui se gorgeait de vodka au marché noir, embauchait pour trois roupies des Roumaines qu'il prostituait. Tel était Barguinev : il rançonnait et festoyait avec une égale allégresse. Des rendez-vous secrets étaient pris au bord de la Mer Noire et je me retrouvais dans des datchas glacées où retentissaient parfois des hurlements, assourdis par les accords des violons. Ce qui me froissait dans cette affaire, ce n'étaient pas tant les règlements de compte entre maffiosi que le goût de chiotte de Barguinev : moi qui suis d'un bleu délicat, il me portait avec une chemise en flanelle verte et une cravate rouge fluo....

Il fut abattu à la kalachnikov. La balle dans la poitrine laissa une tache de sang et déchira mon gilet.

Barguinev mourut, et moi avec...

Je me revois à l'enterrement. Etendu de tout mon long, le pli de mon pantalon bien rectiligne. On m'avait recousu, et fait une jolie figure à Barguinev. Lui si pâle de son vivant, arborait un teint rose bébé, grâce aux croque-morts qui l'avaient fardé comme une danseuse. Dans la chapelle ardente où un pope enrobé d'or agitait un encensoir, tout le monde embrassait le mort sur la bouche, caressait sa main baguée, en même temps que la manche de mon veston.

Quelle paix maintenant. Je suis bien installé, les pieds devant bien sûr, un peu moisi mais immortel comme tout le monde. Plus que tout le monde car enfin, rendez-vous compte : en Egypte, tandis que les momies sont tombées en poussière depuis des millénaires, leurs bandelettes ont subsisté : on a retrouvé des tissus intacts autour des effigies des grands bourgeois de l'époque, exactement comme moi, dans les siècles futurs, on m'exhumera. J'aurai gardé la forme du corps de mon dernier patron alors que lui, il aura disparu...

A moins qu'il soit réincarné en costard.... allez savoir !

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