Ellen Johnson-Sirleaf, Présidente République du Libéria

Capitalisme, Etats et marchés

Alors que la crise bat son plein, que les dérives du capitalisme sont dénoncées, que le système capitaliste lui-même est appelé à une refonte, Ellen Johnson Sirleaf, présidente de la République du Libéria, a donné son point de vue sur la question, en particulier en ce qui concerne les pays en développement, lors du colloque 'Nouveau monde, Nouveau Capitalisme' qui s'est déroulé à Paris en janvier 2009. La vision de la première africaine élue à la tête d'un État et l'une des rares femmes à être intervenues au cours de cette manifestation. En version française.


Ellen Johnson-Sirleaf, présidente de la République du Libéria - Photo Nicole Salez


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Ellen Johnson Sirleaf était la seule femme présidente d'une table ronde, celle sur 'Comment peut-on réguler le capitalisme', lors du colloque « Nouveau monde, Nouveau Capitalisme' qui s'est déroulé les 8 et 9 janvier 2009 à Paris

*Durant deux jours, dirigeants politiques des cinq continents, prix Nobel d'économie, intellectuels et philosophes, responsables d'organisations internationales, sont venus partager leurs réflexions et leurs expériences pour établir un diagnostic du capitalisme et de la globalisation, et amorcer des pistes de réforme du système économique et des modes de gouvernance.
Par ailleurs, parmi les nombreux orateurs et 'discutants' présents à cette manifestation qui a rassemblé de nombreux participants, dont beaucoup de participantes, on comptait seulement deux femmes: Johanna Hill Dutriz, Vice-ministre de l'Economie d'El Salvador depuis 2007 et Nelly Kroes, néerlandaise, Commissaire européenne chargée de la Concurrence. Pourquoi si peu de femmes ? Réponse d'Eric Besson, organisateur de cette manifestation

*Eric Besson était alors Secrétaire d'Etat chargé de la Prospective, de l'Evaluation des politiques publiques et du Développement de l'économie numérique
: 'L'économie est encore un domaine masculin'.

Ellen Johnson Sirleaf est présidente de la République du Libéria

*Situé en Afrique de l'Ouest, le Libéria (Capitale : Monrovia ) compte 3,2 millions d'habitants dont 47 % de moins de 15 ans. L'espérance de vie y est de 42,5 ans, le taux de mortalité infantile : 235 ‰, selon les dernières données. Limitrophe de la Sierra Leone au nord-ouest, de la Guinée au nord et de la Côte d'Ivoire à l'est, le Libéria est bordé par l'Atlantique au sud et au sud-ouest.
depuis le 16 janvier 2006. C'est la première africaine élue à la tête d'un État. Ellen Johnson-Sirleaf est née le 29 octobre 1938 à Monrovia (Liberia). Elle a obtenu un diplôme d'économie de l'Université de Colorado et un master en administration publique de l'Université Harvard. Elle a été ministre des Finances sous la présidence de William Tolbert, de 1979 jusqu'au coup d'État de 1980. Elle a ensuite quitté le Liberia et occupé des positions de direction au sein de plusieurs institutions financières. Ellen Johnson Sirleaf a été élue Présidente du Liberia en 2005 et a pris ses fonctions le 16 janvier 2006.

Voici son analyse et son point de vue sur les rôles respectifs de l'Etat et des marchés, en préambule de la Table ronde 'Comment peut-on réguler le capitalisme', qu'elle présidait.


Marchés et Etats

'Les sujets dont nous allons nous entretenir aujourd'hui sont d'une grande importance pour l'Afrique, les autres régions en développement et la planète toute entière.

Le débat sur le rôle respectif des marchés et des Etats est engagé depuis plusieurs centaines d'années, au début du marché capitalistique et de l'état-nation de Westphalie. Ce débat a pris une dimension macro-économique particulière dans le cadre de la lutte séculaire entre le communisme et les formes dures du socialisme, d'une part, et de l'autre les systèmes économiques néo-libéraux ouverts. Il a été aussi impliqué au niveau macroéconomique dans les débats sur les importations de substitution, la réglementation des services publics (eau, électricité...), les services de santé efficaces, l'éducation et autres services sociaux et, par dessus tout aujourd'hui, la surveillance publique du secteur financier.

Nous avons vu ce débat se poursuivre dans les pays en développement au cours des quarante dernières années et la balance a oscillé d'un côté ou de l'autre au fil des années.

Photo Nicole Salez



Années 60-70: l'Etat fort

Au cours des décennies 1960 et 1970 l'opinion dominante a favorisé un Etat fort en vue de remédier à la perception d'errements généralisés des marchés et d'accélérer le rythme du développement. Nous avons vu le secteur public s'engager dans une gamme étendue d'activités économiques : grandes exploitations agricoles et plantations d‘Etat, caisses de commercialisation, aciéries, fabrication de nombreux produits, services publics d'eau et d'énergie, banques, et même commerce de détail et alimentaire. Toutes ces activités étaient coordonnées dans le cadre de plans quinquennaux qui traçaient l'orientation future de l'économie et déterminaient la répartition des investissements et des autres ressources afin d'optimiser la croissance.


L'histoire n'a guère été favorable aux versions musclées de l'approche étatique.
Leurs partisans ont surestimé la capacité de l'Etat et ont ignoré le rôle des incitations personnelles et institutionnelles. Dans de nombreux pays l'investissement a chuté, la production agricole a stagné, les encouragements à la corruption ont augmenté et la production économique a baissé. Les tenants de ce système n'ont pas compris davantage les liens existant entre le pouvoir économique étatique centralisé et le pouvoir politique. Ils n'ont pas prévu que la dévolution à l'Etat d'un rôle économique puissant préparerait le terrain à la dictature et aux oligarchies, compromettrait la compétition politique, la non pérennité des fonctions et des systèmes démocratiques.


Années 80: la déréglementation

Dans les années 1980 l'ensemble des pays en développement ont subi une stagnation économique et un endettement massif, la balance a basculé fortement dans l'autre direction. Les adeptes du marché ont œ,uvré vigoureusement en vue d'une élimination des barrières commerciales, de la privatisation des entreprises, d'une levée du contrôle des prix, d'une déréglementation rapide des marchés financiers et d'une ouverture du marché des capitaux. Nombre de ces réformes étaient bienvenues et fort tardives. Personne aujourd'hui ne regrette le double marché des changes, les caisses de commercialisation agricole corrompues ou les cathédrales industrielles qui ont besoin du protectionnisme et drainent le peu de ressources dont dispose l'Etat.


Les leçons de l'histoire récente...

Mais bien souvent l'enthousiasme pour la déréglementation et les solutions de marché intégral sont allées trop loin. La crise financière de l'Asie a démontré le risque qu'une déréglementation trop rapide des marchés financiers et des flux de capitaux fait courir aux pays ne disposant pas d'institutions assurant une surveillance prudente et appropriée des banques et des établissements financiers.. Dans de nombreux pays la privatisation intégrale de l'électricité, de l'eau et autres services publics n'a fait que substituer des monopoles privés à des monopoles publics, privant nombre de foyers à faibles ressources d'un accès aux services élémentaires. Et la crise financière actuelle montre que, même dans les pays les plus riches, les marchés entièrement libres n'engendrent pas toujours davantage d'efficacité et d'équité mais d'amples régressions et des dégradations généralisées.

Photo Nicole Salez


Des approches diverses nécessaires

L'histoire a démontré que la pertinence ne saurait se trouver aux extrêmes de ce débat et qu'il n'y a rien de bon dans l'absolu.. Le juste équilibre varie selon les secteurs et types d'activité, ainsi que dans le temps.. Par exemple, nul ne saurait nier que l'Etat ne doit avoir qu'un rôle mineur dans le commerce de détail et l'industrie. La situation est très différente dans le domaine des services publics car nombre d'entre eux sont des monopoles naturels nécessitant une réglementation efficace et des dispositifs assurant un approvisionnement des personnes défavorisées. La santé, l'éducation et les autres services sociaux requièrent des approches diverses mettant le plus souvent en jeu la participation du secteur public et du secteur privé.

A bien des égards les marchés financiers posent les problèmes les plus complexes. On sait depuis longtemps que s'ils sont entièrement livrés à eux-mêmes ils donnent lieu à des retraits massifs de dépôts bancaires, à des paniques financières, à des dépouillements d'actifs, entre autres calamités. Nous avons appris à compter sur des banques centrales efficaces pour établir des règles prudentielles, mettre en place des lignes directrices pour les marchés de capitaux et agir en prêteur de dernier ressort en cas de nécessité. L'ironie de la situation est que cette fonction au cœ,ur de l'économie capitaliste requiert l'intervention habile des autorités pour permettre un fonctionnement des marchés plus efficace que s'ils étaient entièrement libres.


Les pays en développement

Je ne prétends pas savoir comment réglementer convenablement les marchés financiers internationaux ni comment adapter la réponse réglementaire aux nouvelles technologies et aux produits financiers élaborés. Mais je sais que la discussion ne doit pas se concentrer sur des conceptions idéologiques extrêmes ni sur des formules simplistes visant les avantages ou les dangers du libre marché ou de la réglementation. Il est certes dangereux de s'en remettre trop exclusivement au libre marché ou à l'auto-discipline, le plus grand danger actuellement pour les pays en développement serait de se laisser aller à un excès menant à un isolement des marchés ou à un retour à un étroit contrôle de l'Etat. La dernière grande réaction à la mondialisation au début du XXème siècle est allé trop loin et a fini en désastre.

Aujourd'hui je m'inquiète d'une entrave aux échanges alors que la plupart des pays en développement ont besoin de voir les pays industrialisés ouvrir leurs marchés, en particulier aux produits agricoles.

Je m'inquiète d'une fermeture des marchés financiers alors que les investisseurs prennent moins de risques et que les pays en développement commencent à peine à profiter des investissements étrangers et d'une concurrence accrue.

Je m'inquiète d'une rupture du rythme de développement en Afrique où de nombreux pays commençaient à bénéficier d'une réforme économique soutenue et d'une croissance menée par le secteur privé.

Je m'inquiète des conséquences de la crise sur les flux d'aide étrangère tant publique que privée.

Photo Nicole Salez


Des solutions pratiques et pragmatiques

Permettez moi de suggérer que le débat devrait rechercher, en dehors des idéologies radicales, des solutions pratiques et pragmatiques. Le problème actuel n'est pas en soi de savoir s'il faut plus ou moins de réglementation, ni de déterminer si celle-ci est bonne ou mauvaise. Il est d'identifier quel est le type approprié de réglementation susceptible de promouvoir des marchés efficaces et efficients, servant de base à une croissance dynamique, soutenable et équitable. Il est de savoir comment empêcher les pouvoirs publics de se mêler des marchés, de les amener plutôt à intervenir de façon avisée sur les marchés en vue d'y établir la fondation de transactions efficaces. Il s'agit de concevoir un dispositif réglementaire synchronisant au mieux, à l'international, les règles prudentielles et les politiques du secteur financier et reflétant mieux les institutions financières non bancaires, les fonds et autres structures financières en évolution.

Sa Sainteté le pape Benoît XVI l'a bien évoqué à la célébration de la Journée Mondiale pour la Paix, le 1er janvier 2009. Je le cite. « Une remarque similaire peut être faite sur le secteur financier, qui est un aspect clé du phénomène de mondialisation, en raison du développement technologique et des politiques de libéralisation des flux internationaux de capitaux. Objectivement, la fonction la plus importante de la finance est de maintenir la possibilité de l'investissement à long terme et, en conséquence, du développement. Ceci apparaît aujourd'hui extrêmement fragile : on voit les répercussions négatives d'un système de transactions financières —, nationales ou mondiales - fondé sur une vision à très court terme, visant à accroître la valeur d'opérations financières et se concentrant sur la gestion technique de diverses formes de risque. La crise récente démontre comment l'activité financière peut être parfois complètement tournée sur elle même, sans la moindre considération à long terme pour le bien commun. L'abaissement des objectifs de la finance mondiale sur le très court terme réduit sa capacité à fonctionner comme un pont entre le présent et l'avenir et comme un stimulant à la création de nouvelles possibilités de production et de travailler à long terme. La finance ainsi restreinte au court et très court terme devient dangereuse pour tous, même pour ceux qui en profitent lorsque les marchés fonctionnent bien. » Fin de citation.

Les mots prononcés par le pape ont une résonance particulière pour nous aujourd'hui.'

Par Nicole Salez

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