Laure Thirion est une danseuse. Amateur ? Oui, au sens profond du terme : celle qui aime, qui aime la danse, en particulier le jazz, mais surtout qui aime transmettre, donner aux enfants les plus défavorisés. Après s'être rendue dans les favellas de Rio en 2012, Laure n'a pas hésité à rejoindre les townships de Cap Town, en Afrique du Sud, où sur un air de Michael Jackson elle a fait se déhancher les gamins des banlieues déshéritées. Elle en revient comblée par l'émotion que ces enfants et adolescents lui rendue. Récit.
Fouler la terre de Mandela était un rêve. Un rêve né dans un cours d’anglais au collège, en étudiant le passage d’un roman relatant la vie d’une jeune sud-africaine lors des émeutes de Soweto en 1976. Ce souvenir de classe, enfoui depuis des années, est remonté à pas de loup dans ma conscience, quelques jours avant de m’envoler vers l'Afrique du Sud, me laissant pensive au point d’en conclure qu’il y a des destinations vers lesquelles on se sent étrangement appelé…
En revanche ce que je ne savais pas à l'époque de mon adolescence, c’est que mes premiers pas sur le sol de la Nation Arc-en-Ciel seraient des pas de danse.
Les jeunes danseurs et Laure Thirion - @LT
Comme au Brésil, il y a deux ans, je suis repartie à l’aventure avec le même projet, celui de transmettre le goût de la danse à des enfants issus des quartiers pauvres. A la différence de mon voyage au Brésil, j'ai choisi de tout organiser par moi-même, sans faire appel à une association accompagnatrice, tant ma déception passée fut grande.
J'ai en revanche, cherché une structure locale ouverte à mon projet et favorable à mon intervention. Après quelques recherches sur le web, j'ai contacté l’association « Dance For All » située à Athlone dans la banlieue de Cap Town. Spécialisée dans l’enseignement gratuit de la danse aux enfants et adolescents des townships, cet organisme créé en 1991 par la regrettée Phyllis Spira - grande danseuse classique reconnue – et son époux Philip Boyd, est un modèle de générosité et de partage. Leur quotidien ? A travers la danse, transmettre des valeurs fondamentales . Estime de soi, confiance, respect, endurance, self control, travail, amour, solidarité, esprit d’équipe, partage ...ce qui manque tant à ces enfants.
Vivant dans des conditions d’habitat très précaires et dans un environnement familial complexe où chômage, violence, SIDA et drogue sont langage courant, ces enfants sont promis à un avenir sombre, si personne ne s’occupe d’eux. Philip Boyd, humaniste passionné, se lance dans ce projet fou bousculant ainsi sa carrière de danseur professionnel. Allant à la rencontre de cette jeune population « underground » délaissée par les gouvernements, il se confronte à la dure réalité et ne ménage pas ses efforts pour intéresser ses élèves et changer leur regard sur la vie.
Dans un township, proche de Cap Town
Rencontrer cet homme pour moi, est un honneur. Intéressé par mon projet et curieux de mes expériences, il accepte de m’accueillir comme personnel enseignant bénévole. Hope Nongqongqo responsable du pôle danse africaine contemporaine au sein de l’association, va définir les conditions de mon intervention sur place.
J’apprendrai plus tard que cette femme, issue également des townships et élevée par sa grand-mère est devenue danseuse au sein de l’association avant de devenir à son tour enseignante. Faiseurs de rêve, magiciens, ces hommes et ces femmes sont exemplaires et méritent tous les prix Nobel du monde. Vivant de donations, subventions et de l'aide de sponsors, l’association déploie chaque année des trésors d’ingéniosité pour contrer les coupes budgétaires et les dures réalités du pays. La vie n’est pas simple, les enjeux sont nombreux. Tous les projets ne voient pas le jour mais l’implication est totale. La devise étant ne pas s’attarder sur les échecs mais de réessayer, de recommencer encore et toujours jusqu’à obtenir un résultat. Je suis stupéfaite par leur détermination à innover, explorer, trouver des solutions face à un gouvernement plutôt statique, enlisé dans des promesses rarement tenues et des scandales de corruption. L’ANC (African National Congress) de Jacob Zuma, parti politique de Mandela, déçoit mais reste quand-même le parti adopté par le pays, en hommage à son icône, défenseur des droits de l’homme et de la liberté.
Sur un air et une choregraphie de Michael Jackson, l'universel
L'association ne se limite pas à donner des cours, elle monte des spectacles et forme des danseurs professionnels. Des vocations naissent et avec elles, des prises de conscience, de l’espoir, un regard neuf sur le monde. A force de travail, certains élèvent intègrent des compagnies nationales voire internationales, partent en tournée et accèdent à une existence qu’ils n’auraient jamais imaginée. A leur retour, ils deviennent des exemples pour la jeune génération et des symboles de réussite, délivrant le message que rien n’est impossible pour personne.
C’est donc forcément un peu intimidée face à tant d’intelligence et de savoir-faire que je rencontre l’équipe, des gens simples, beaux, chaleureux. Je suis aussi une des rares femmes blanches, et je suis accueillie comme l’une des leurs. L’Afrique du Sud étant composée de 80% de noirs et 9% de métis, je sais que là où je vais enseigner, je ne croiserai pas un visage blanc. J’ai rendez-vous chaque jour au studio de danse où se trouvent les bureaux et où s’entrainent les danseurs professionnels. J’emprunte les minibus, taxis locaux du Cap pour m’y rendre, ce qu'évitent en général "les blancs". Arrivée au studio, je rejoins Hope, Bruno ou Lauren et nous partons dans le township « Nyanga » à bord de la camionnette Dance For All, conduits par le chauffeur de l’association. A environ 30 km du Cap, les townships longent indéfiniment les autoroutes. Un quart de la population de Cap Town habite dans les townships Gugulethu, Nyanga, Langa, ou Khayelitsha, soit plus d’un million de personnes. Des bidonvilles, où se bousculent des abris de fortune fabriqués de carton, de taule en zing, de bois et affublés de bâches en plastique … . Nyanga, pourtant est un beau nom. En xhosa, il signifie lune,
Des enfants entre 6 et 15 ans, totalement investis
Sur place, nous intégrons une salle de classe qu’il faut nettoyer et aménager en espace de danse : on pousse les tables et chaises le long des murs, on ouvre le rideau de fer pour agrandir la salle, et on balaie dans un épais nuage de poussière. Le premier jour, j’assiste à une répétition de danse africaine contemporaine pour un projet de spectacle. Je trouve les enfants touchants, doués pour certains et tous complètement investis, soucieux de faire de leur mieux. Le plus jeune doit avoir 6 ans et les autres entre 8 et 15. J’en profite pour observer leur façon de bouger, de danser, de créer le mouvement. Ce que je m’apprête à leur enseigner ne fait pas partie de leur répertoire classique, africain et contemporain. Mais le jazz reste issu du classique, et la culture pop / hip hop est universelle donc je ne m’inquiète pas.
Je lis l’étonnement dans les yeux des enfants : voir débarquer une blanche ici... Naturellement et sans hostilité, se crée une distance, une pudeur que je respecte et comprends mais que j’aimerais dépasser. C’est la première fois que je ressens cela : la couleur de ma peau a une influence sur le comportement, les pensées et le jugement d’autrui. Etrangement, à ce moment précis, je sens physiquement le poids de ma peau sur mon visage, c’est comme si subitement elle devenait lestée, lourde. Je laisse les enfants m’approcher, toucher mes cheveux, mes grains de beauté qu’ils pensent être de petites blessures et je leur explique qu’il est normal d’en voir sur les peaux blanches et qu’ils sont indolores.
Pharrell Williams et Michael Jackson
Je commence à travailler avec un petit groupe d’une dizaine d’enfants âgés de 6 à 8 ans. Je leur montre un petit échauffement chorégraphié sur le titre « Happy » de Pharrell Williams. Il y a vraiment des musiques qui rendent heureux, celle-ci en fait partie. Impossible de ne pas avoir le sourire sur cette chanson. Au bout d’une heure, un deuxième groupe d’adolescents cette fois se joint à nous et la classe s’épaissit. On termine souvent à plus de 30 élèves et je dois me débrouiller pour que les deux groupes fusionnent, produisent le même travail et dansent la même chose, afin de créer une cohésion.
Après quelques exercices techniques, et un peu d’assouplissement, je leur enseigne une chorégraphie sur un hit connu de tous : « Billie Jean » de Michael Jackson. A la fin du cours, tous les masques tombent, il n’y a plus de distance, plus de gêne, plus de retenue, plus de couleur de peau ! Tout le monde se détend, s’amuse, sourit, je sens qu’ils prennent du plaisir à apprendre et cela me donne des ailes. Il y a une joyeuse cacophonie, un vacarme ambiant qui laisserait sourd n’importe quel bien-entendant mais quand je prends la parole, le silence s’instaure naturellement et on termine chaque séance en dansant tous ensemble. Certains jours, je suis obligée de scinder le groupe en deux pour leur laisser l’espace de danser.
Des enfants des rues entendent la musique en rentrant de l’école, et piqués par la curiosité, collent leur nez aux fenêtres, entrent dans la classe pour regarder, et notre salle de danse improvisée devient aussi salle de spectacle. Ils sont heureux, reconnaissants, ils rêvent de danser sur scène ce que je leur enseigne.
Attirés par la musique, les enfants poussent la porte et viennent voir
Hope me dira même qu’après mon retour en France, ils continuent de danser mes chorégraphies. Cette confession me fera monter les larmes aux yeux. Car il est difficile de quitter leurs visages, leurs déclarations d’amour, leur affection, de voir la tristesse dans leurs yeux quand je leur annonce que je repars en France. Tout aussi difficile que de quitter Hope, Lauren, Bruno, Philip et cette merveilleuse équipe de faiseurs de miracles.
Trois mois après mon retour en France, je reste en contact avec l’association et je sais qu’ils sont confrontés à des difficultés financières menaçant le bon déroulement de leurs initiatives. Parler d’eux et de ces magnifiques enfants, c’est comme parler d’une famille. Les élèves vouent un attachement éternel à Dance For All, tous ne deviennent pas danseurs, mais tous apprennent à croire en leur chance. Avoir apporté ne serait-ce qu’une petite briqueà leur magnifique édifice, est un privilège qui me comble encore.
Par Laure Thirion
Cap Town, vue au fond à droite de la célèbre Table Mountain - @LT
- http://danceforall.co.za/
- A lire l’histoire de Dance For All « Pieces of a Dream” : http://danceforall.co.za/about-us/dfa-book-pieces-of-a-dream/
- Soutenir Dance For All : admin@danceforall.co.za
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