Titien, Veronese, Holbein, Vermeer...la Frick Collection est non seulement un lieu d'exception à New York, mais elle compte de nombreux chefs d'oeuvres signés par la plupart des grands peintres européens des XVe au XIXe siècle. Un choix avisé effectué au début siècle dernier par Henri Clay Frick.
Par Serge Legat, conférencier au Club de l'Art
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Après avoir évoqué les grands moments de la création de la collection de Henry Clay FRICK et admiré les pièces majeures en peinture française et en peinture anglaise, voici maintenant les autres chefs d'œ,uvre de ce très beau musée.
Le grand salon
Au mur du grand salon (rappelons-nous le parti-pris des conservateurs de présenter des period rooms et l'extrême qualité de l'aménagement du musée) voici trois tableaux vénitiens réalisés par deux très grands artistes de la Renaissance: BELLINI et TITIEN.
Au centre, le Saint François au désert (1480) de Giovanni BELLINI (1433-1516). C'est un tableau dont M. FRICK était très fier et qu'il avait acquis lui-même en 1915. Outre l'extrême qualité de son paysage vénitien et le goût merveilleux du détail naturaliste, cette œ,uvre est en effet intéressante à plusieurs titres :
- Par sa technique qui est une technique mixte, à savoir a tempera retouchée à l'huile, sur panneau de bois. Rappelons que BELLINI fut un des premiers artistes italiens à maîtriser l'huile, technique flamande , il s'agit ici d'une œ,uvre de transition.
- Par son sujet : on sait que Saint François d'Assise a reçu les stigmates en 1224, lors d'une retraite dans les Apennins. Il semble représenté au moment précis où il va les recevoir, les mains ouvertes, le regard tourné vers le ciel dans lequel apparaît une zébrure lumineuse qui fait le lien entre le divin et la matérialisation des stigmates.
BELLINI dépasse le sujet proprement franciscain pour évoquer les ancêtres spirituels des franciscains : Moïse, entre autres, à travers l'arbre frappé par la lumière (allusion au Buisson Ardent) et l'eau qui s'écoule entre les pierres (thème du Frappement du Rocher).
L'homme au chapeau rouge (1516) de TITIEN (1488-1576), huile sur toile, est également une œ,uvre majeure acquise en 1915. C'est un tableau de jeunesse du grand maître que l'on reconnaît à l'influence encore très visible de GIORGIONE : le regard un peu lointain du personnage, la lumière délicate, la poésie et le mystère qui se dégagent de l'ensemble. Toutefois un détail de l'œ,uvre révèle des effets de matière, une liberté du pinceau, un caractère spontané et allusif qui sont des caractéristiques propres à TITIEN et ne peuvent en aucun cas être attribués à GIORGIONE dont le travail est toujours beaucoup plus fini.
Le Portrait de Pietro Aretino (1548-51), toujours de TITIEN mais beaucoup plus tardif, est un peu moins subtil. Il a fait partie des premières acquisitions majeures de M. FRICK, en 1905. On connaît plusieurs versions de ce portrait et sans doute s'agit-il d'une réplique.
L'homme représenté, l'ARÉTIN, est un personnage paradoxal, auteur de talent dans des registres très diversifiés (comédies, tragédies, vies de saints, poésie parfois ordurière, correspondance), c'est aussi un maître chanteur qui s'en est pris à tous les puissants de l'époque. Parmi ses victimes, MICHEL-ANGE, qui refuse de céder au chantage ce qui fera de l'ARÉTIN un des principaux pourfendeurs du Jugement Dernier de la chapelle Sixtine. Néanmoins décoré par deux papes (peut-être sous l'effet du chantage), il faisait partie du trio d'artistes qui fit la gloire de Venise au XVIème siècle avec l'architecte SANSOVINO et TITIEN.
Autres chefs d'œ,uvre italiens
VERONESE, autre maître vénitien du XVIème siècle, est bien représenté dans la Frick collection, en particulier par deux très beaux panneaux qui posent cependant quelques problèmes quant à leur histoire et à leur symbolique. Autrefois considérés comme des pendants, ces panneaux ont subi des analyses récentes qui contredisent cette thèse : le type de toile utilisé pour les deux tableaux n'est pas le même.
L'allégorie de la Sagesse et de la Force
(1580) est un achat de 1912. On a dit que c'était une commande à VERONESE de RODOLPHE II, empereur installé à Prague , le tableau a, en tous cas, fait partie des collections de ce grand mécène. Il représente une femme, très belle, la lumière au-dessus de sa tête, regardant vers le ciel, qui incarne la Sagesse divine et un homme, Hercule, qui regarde vers la terre et ses biens matériels et représente la puissance physique.
Dualité entre ces deux personnages dont l'un est détaché des richesses de ce monde, et l'autre en est tributaire. Une inscription latine « Omnia Vanitas » complète le thème en rappelant que tout est vanité. L'extrême beauté de l'échappée sur le paysage, peint avec une rapidité et une subtilité merveilleuse, rappelle que Venise est vraiment, de BELLINI à VERONESE, la ville par excellence du travail sur la nature et le paysage.
L'allégorie de la Vertu et du Vice
(1580) était nommé « le choix d'Hercule » en référence au tableau précédent tant qu'ils étaient considérés comme des pendants. L'homme va vers la vertu, oubliant le vice et l'on a de nouveau une inscription latine qui confirme le thème « Honor et Virtus Post morte floret », l'honneur et la vertu fleurissent même après la mort.
Quelques autres primitifs
A l'époque de M. FRICK, le musée ne comporte que très peu de primitifs car ils sont peu en vogue chez les historiens d'art, les conservateurs ont eu par la suite le souci de compléter les collections, en suivant l'évolution générale du goût.
Cette Vierge à l'enfant avec saints et donateur (1441) de VAN EYCK (1390/1400-1441) est un achat de 1954. C'est une œ,uvre tardive de l'artiste, datée de l'année de sa mort , on pense qu'il la laisse inachevée et qu'elle sera terminée par Petrus CHRISTUS.
C'est une huile sur bois, peut-être une commande bourguignonne puisque le personnage à droite, une couronne à la main, est Sainte Elisabeth de Hongrie patronne d'Isabelle de Portugal, duchesse de Bourgogne (n'oublions pas que les Flandres et la Bourgogne ne forment alors qu'un seul état). Le personnage à gauche est Sainte Barbe que l'on reconnaît au symbole de la tour.
Le donateur est un moine chartreux, Jan VOS mais on ne sait pour quelle chapelle ou église le tableau a été commandé. Le paysage, à l'arrière, est traité avec une grande minutie et l'on a longtemps cherché à identifier, sans succès, la ville représentée pour mieux reconstituer l'histoire du tableau. La ville est probablement un endroit imaginaire et le mystère reste entier.
Autre tableau majeur acheté en 1968, ce remarquable Portrait d'homme d'Hans MEMLING (1433-1494), le grand peintre de Bruges au XVème siècle. Il possède toutes les caractéristiques de MEMLING portraitiste : un regard lointain, une attitude distanciée mais pourtant une grande force psychologique.
Retournons en Italie avec un des plus grands maîtres italiens de ce XVème siècle, Piero DELLA FRANCESCA et ce magnifique panneau représentant Saint Simon apôtre ou Saint Jean l'Evangéliste (1454-1469) acheté en 1936. Il provient d'un polyptique démembré (c'est tout à fait reconnaissable au format) dont la partie centrale a malheureusement été perdue et dont les autres panneaux sont disséminés en Europe (Londres, Lisbonne, Milan). Le travail est typique de l'artiste avec cette puissance et cette monumentalité du personnage et l'hermétisme de son visage.
Ecole allemande du XVIème siècle
La peinture allemande n'est pas oubliée à la Frick collection , la voici représentée par HOLBEIN le Jeune (1497/98-1543) avec deux portraits. Le premier, Portrait de Thomas Cromwell (1532/33- achat de 1915), représente l'homme au moment de sa toute puissance, alors qu'il est le véritable maître du pays.
Le tableau n'est pas d'une très grande qualité, le visage semble un peu figé, si bien que l'on a longtemps cru à une copie. Ce n'est que grâce à l'exceptionnelle subtilité des natures mortes que l'on a pu finalement réattribuer l'œ,uvre au maître. Le second, Portrait de Thomas More (1527-achat de 1912) est un superbe portrait qui fait partie des tableaux préférés de M. FRICK. Ces deux portraits côte à côte, deux ennemis peints par le même artiste, forment un véritable condensé de l'histoire de l'Angleterre au XVIème siècle.
C'est en effet CROMWELL qui sera le principal artisan de l'exécution de Thomas MORE. Ce dernier, chancelier de la couronne, n'avait jamais admis le divorce d'Henry VIII et ne l'avait surtout jamais reconnu comme le chef de l'Eglise anglicane. Sa fidélité à l'Eglise catholique signe sa perte mais lui vaudra d'être canonisé en 1935.
Il s'agit là de l'œ,uvre originale, l'extrême qualité du portrait l'atteste , on en connaît de nombreuses répliques. On peut y admirer l'expression du visage, l'intelligence du regard, le détail extraordinaire des poils de barbe sous la peau et des ridules autour des yeux.
Antoon Van Dyck
A travers ces derniers tableaux, on se rend compte du goût prononcé de M. FRICK pour le portrait. Et ce n'est pas un hasard si VAN DYCK (1599-1641), un des plus grands portraitistes au monde est représenté dans la collection par des chefs d'œ,uvre, et dans toute l'évolution de son art.
Voici d'abord deux portraits de 1620, qui sont des pendants séparés pendant de longues années et que M. FRICK réunit en les achetant tous deux en 1909, à très grands frais : Portrait de Frans Snyders, grand peintre animalier et de nature-morte contemporain de VAN DYCK et Portrait de Margareta Snyders, son épouse.
Ce sont de merveilleux portraits de l'époque flamande de l'artiste mais encore très marqués par l'influence de Rubens. Le Portrait de la marquise de Brignole Sale (1622/27-achat de 1914), personnage appartenant à la grande aristocratie intellectuelle génoise, se situe de façon très évidente dans la période italienne de VAN DYCK.
On y trouve ce goût très italien du luxe et le développement de toutes les règles du portrait d'apparat : personnage en pied (alors que les portraits flamands sont à mi-corps), jeu des drapés, architecture en arrière-plan.
Enfin le Portrait de la comtesse de Clanbrassil (1636-achat de 1917), portrait sur fond de paysage, est un tableau anglais de l'artiste. VAN DYCK passe toute la dernière partie de sa vie en Angleterre et son influence est marquante sur l'école du portrait anglais, en particulier chez GAINSBOROUGH. On a d'ailleurs soin à la Frick collection de placer souvent un portrait de VAN DYCK à côté d'un GAINSBOROUGH.
L'école hollandaise du XVIIème siècle est également bien représentée avec REMBRANDT et son Cavalier polonais (1655-achat de 1910). Le sujet en est énigmatique et l'on ne sait s'il s'agit d'un portrait ou d'un sujet d'histoire. Rarement REMBRANDT a été aussi loin dans les contrastes de lumière , des trouées lumineuses font ressortir le visage qui, mi-ombre, mi-lumière, apparaît d'autant plus mystérieux.
L'autoportrait de 1658 (achat de 1906) est le troisième tableau préféré de M. FRICK que nous voyons ici. La force, la puissance du personnage qui ressemble à un potentat oriental s'oppose au visage marqué, déçu, aux traits fatigués.
James Mac Neill Whistler (1834-1903)
Cet artiste a une place tout à fait prépondérante dans la Frick collection et c'est pourquoi, bien qu'il ait fait toute sa carrière à Paris et à Londres et aurait dû être étudié lors de la précédente conférence avec la peinture française et anglaise du XIXème, il convient mieux de le traiter à part. L'intérêt particulier que M. FRICK portait à l'œ,uvre de WHISTLER était bien sûr une affaire de goût mais aussi dû au fait que le peintre est américain.
Il est né à Lowell dans le Massachusetts en 1834 et, destiné à une carrière militaire, il fait ses études à West Point. En 1855, abandonnant tout cela, il part pour Paris. Il fréquente pendant deux ans l'atelier de GLEYRE où travailleront MONET, SISLEY, etc. Il se lie d'amitié avec COURBET et FANTIN-LATOUR et on l'assimile à l'époque à la peinture réaliste. A la suite du grand scandale du Salon de Refusés en 1863 où il expose aux côtés de Manet (The White Girl), il se fixe à Londres et y demeurera jusqu'à sa mort tout en faisant de très fréquents séjours en France. Il est très proche de nombreux intellectuels français : HUYSMANS, MALLARME.
Le portrait occupe la plus grande partie de son œ,uvre même s'il a peint de nombreux paysages en début de carrière.
Commençons donc par un merveilleux paysage, L'Océan (1866-achat de 1914), qui est exposé à Londres en 1892 sous le titre « Symphonie en gris et en vert ». C'est une habitude de l'artiste de donner ainsi des sous-titres musicaux à ses œ,uvres. Il s'agit d'un paysage du Chili où il voyage en 1866. Grande influence ici de l'estampe japonaise avec même l'insertion d'un cartouche en bas à droite.
Le Portrait de Robert, comte de Montesqiou-Fezensac (1891-92), grande figure de l'époque illustrant le dandysme, montre l'immense talent du portraitiste. Le Portrait de Lady Meux (1881-achat de 1918) encore appelé « Harmonie en rose et gris » reflète tout l'univers de WHISTLER : simplification des lignes, harmonieux accord de teintes neutres, élégance et raffinement des tons, jeux de blanc sur blanc.
Johannes Vermeer (1632-1675)
C'est un autre grand temps fort de la Frick collection que la contemplation des trois VERMEER dont elle est riche (chiffre exceptionnel quand on sait qu'il n'existe que 35 ou 37 tableaux connus de l'artiste dont seulement 2 au Louvre !). Comme WHISTLER, son œ,uvre est souvent en lien avec la musique.
Officier et jeune fille riant est un tableau que l'on date aux environs de 1655/60, la datation des œ,uvres de VERMEER étant toujours difficile. Il a été acquis en 1911. C'est une éblouissante étude de la lumière pure. La lumière vient de la fenêtre à gauche, éclairant la jeune fille et laissant dans l'ombre l'homme qui lui fait face. Au mur, une carte de la Hollande montre le besoin qu'éprouve toujours l'artiste à se situer dans le contexte nationaliste et historique de son époque.
Chez VERMEER et malgré une production peu importante, les mêmes thèmes reviennent toujours : les femmes à la musique, les femmes écrivant des lettres, les femmes face à des soldats. Ici, on est dans un monde un peu louche, c'est une scène de séduction d'où l'aspect prostitution n'est pas exclu. C'est un thème que l'on a fréquemment chez l'artiste.
La jeune femme interrompue dans sa leçon de musique (1660-achat de 1901) est une superbe scène de genre qui reprend le thème de l'amour, la musique étant un langage amoureux. La jeune fille, visiblement interrompue dans sa leçon de musique se retourne vers nous et, chose rare chez VERMEER, nous regarde droit dans les yeux.
Le tableau accroché au mur renforce le thème amoureux car on y reconnaît Cupidon, tel qu'il est représenté dans un livre publié en 1608 sur les symboles de l'amour. Mais c'est le troisième tableau, Maîtresse et servante ( achat de 1919) qui était le préféré de M. FRICK et fait partie des favoris de sa collection.
Ce tableau est une merveille mais c'est aussi le dernier achat personnel de M. FRICK. Il illustre le thème de la lettre : la servante apporte une lettre à sa maîtresse dont l'attitude évoque l'interrogation. C'est là la part de mystère que VERMEER sait si bien mettre dans ses scènes de genre, alors que d'autres peintres de l'époque auraient donné un contenu moralisateur ou symbolique plus explicite.
Ici, on perçoit de façon remarquable la tension de l'instant sans obtenir de réponse quant au contenu de la lettre. Le jeu des mains entre lesquelles s'intercale la lettre est le coeur du tableau, là où se noue le mystère qui est resté entier jusqu'à nous.
Voici comment, grâce au goût exceptionnel de M. FRICK et de son épouse, sont réunis dans un très bel endroit, à New York, des chefs d'œ,uvre de tous les peintres majeurs de la peinture européenne. De nombreux musées européens aimeraient posséder une collection aussi riche et aussi bien présentée et ce n'est pas l'un des moindres atouts de New York que d'offrir au visiteur ce grand plaisir.
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- Le Club de l'art. Tel : 01.42.46.46.68
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