Carnets de voyage
Récit d'un voyage hors normes qui mobilise, depuis le Moyen Age, une multitude de pèlerins. Croyants, non croyants marchent ensemble en quête de spiritualité. C'est cette aventure que j'ai voulu revivre.
«Le pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle fut l'une
des grandes entreprises culturelles du Moyen Age . Il est
peut-être l'aventure la plus extraordinaire qu'un individu
puisse vivre. Pendant des siècles, des pèlerins de toute
l'Europe ont fait le voyage à pied jusqu'au tombeau prétendu
de l'apôtre saint Jacques, en bravant les dangers et les
rigueurs de la route. Ils le firent pour des raisons tantôt
religieuses tantôt laïques - ces dernières étant parfois connues sous le nom de curiositas.»
(Pilgrimage to the End of the World, Conrad Rudolph)
Plutôt qu'un journal, ces notes ont été jetées sur le papier pendant le mois que j'ai passé sur le chemin de Saint-Jacques, la voie du pèlerinage millénaire vers Santiago de Compostella. Plusieurs caminos ou itinéraires démarrent dans différentes villes d'Europe, dont trois routes principales en France. J'ai choisi de suivre le camino frances, le chemin le plus fréquenté et le plus célèbre, qui traverse le nord de l'Espagne d'est en ouest. Ce récit ne prétend pas restituer ce pèlerinage dans sa totalité—, j'ai marché 350 km sur cette voie de 740 km, ayant rattrapé le chemin à Puenta de la Reina —,, ni représenter le vécu des pèlerins, qui est toujours, comme j'ai eu l'occasion de le découvrir, profondément personnel.
L'Espagne
Quand le train est arrivé à Irun, je dormais à poings fermés. La porte du compartiment s'est ouverte brusquement et un contrôleur m'a dit : « Debout Señora, le train repart vers Paris. » J'ai attrapé mon sac à dos et mes chaussures de marche et j'ai sauté sur le quai. J'étais tout à fait réveillée, aux anges et en chaussettes. Le contrôleur a ri et m'a souhaitée un buen camino!
Si ce n'étaient les yeux sombres, les cheveux noirs de jais des basques et les toits de tuiles rouges, on se croirait en Suisse. Les avancées des Pyrénées sont toutes vertes, parsemées de genêts jaunes vifs et de coquelicots. Il y a des acacias avec d'énormes grappes de fleurs qui ont la forme du muguet.
J'ai réalisé que j'avais changé de pays quand on m'a servi un beignet sur une assiette avec un couteau et une fourchette dans le petit café de la gare. J'ai regardé autour de moi. En effet, un vieux monsieur attaquait son croissant à l'aide d'une fourchette et d'un couteau.
J'ai attendu le train de Pamplona, une heure sur le quai, en regardant les graines aigrettées du pissenlit portées par l'air matinal. Assise au soleil, toute la tension en moi s'évaporait et j'ai ressenti une grande détente. Je me suis rendu compte que cela faisait des années que je ne m'étais pas arrêtée pour contempler, vraiment contempler, tout simplement.
Une fois à Pamplona, je me suis promenée dans les rues, retrouvant l'atmosphère de l'Espagne après plus de trente ans. Je suis allée au Palais épiscopal pour obtenir mon credencial (carnet du pèlerin), qui fut dûment enregistré et tamponné. Me voici donc officiellement pèlerine à partir de Puenta de la Reina.
Puenta de la Reina
Dans le dortoir, beaucoup d'hommes aux cheveux blancs. Je suppose que les étudiants et tous ceux qui travaillent arriveront plus tard (on est début mai), mais actuellement la majorité des pèlerins sont retraités. Nous ne sommes
que trois femmes pérégrinant seules dans ce gîte : une jeune Allemande, une Scandinave géante et moi. Les hommes cheminent surtout en groupes, synchronisant leurs montres pour savoir qui fera l'étape suivante dans les meilleurs temps. Est-ce une différence fondamentale entre les sexes ? Et puis, il y a quelques couples bien sûr, qui portent souvent des sacs, parkas et chaussures identiques. La seule chose qui me gêne dans ce système de gîtes, c'est que les pèlerins semblent se déplacer d'un hébergement à un autre dans leur bulle, coupés des autochtones.
Hier soir en allant dîner, je suis entrée dans une belle église. Saint Michel siégeait au-dessus de l'autel , sur le côté, une magnifique statue en bois polychrome de saint Jacques, avec un drôle de chapeau pointu sur la tête et les deux symboles du pèlerin —, une coquille épinglée sur son manteau et un bâton à la main. J'ai envié un instant un pèlerin perdu dans ses prières. C'est tellement plus facile quand Dieu est là pour donner un sens à tout ça. Maintenant, il faut que je m'en tire toute seule.
Premier jour
Je viens juste d'arriver, crevant de chaud, fatiguée et heureuse. La marche s'est avérée ardue : 23 kms avec deux « montagnes » et beaucoup de collines. Le sentier serpentait entre des champs pleins de fleurs : toujours des coquelicots, des chardons bleu mauve, de la bruyère rose et plusieurs sortes de bleuets. J'ai entendu beaucoup de chants d'oiseaux et le cri d'un coucou solitaire ricochant à travers champs depuis une pinède. J'espère toujours entendre le chant du rossignol.
J'ai marché seule une bonne partie de la route, mais j'ai rencontré des Australiens et un Brésilien. Nous avons déjeuné ensemble, puis avons fait un bout de chemin l'après-midi. La spiritualité semble être le sujet de prédilection, même si beaucoup commencent par annoncer qu'ils ne sont pas croyants.
En chemin
J'ai passé presque toute la journée enveloppée dans le silence que je goûte pleinement. Puis, j'ai dormi dix heures la nuit dernière et, aujourd'hui, j'ai marché 20 km sans douleur. Tout va bien. Je pique-nique en puisant dans le pain, le fromage, le saucisson et les fruits achetés dans une échoppe, il y a trois jours.
Le paysage change. Ca ressemble au Midi de la France avec broussailles, champs de vignes rocailleux et argileux, et de petits abris en pierres comme les bories en Provence. Allongée sous des pins géants, j'ai écouté les oiseaux, senti la brise et tout le bruit s'est arrêté dans ma tête. Quel bonheur !
La vie fléchée
Je connais le nom de ma ville-étape et je garde un œ,il sur le balisage de flèches jaunes peintes sur les pierres, arbres, poteaux, clôtures, murs et autres supports. A part ça, je n'ai aucune idée de ce qui m'attend, je ne sais absolument pas où je suis, et je commence à accepter cet inconnu. Il y a très peu de pèlerins qui marchent seuls. Je fais des étapes de 20 à 22 km par jour. Plus serait trop douloureux.
La lengua
Je jubile quand j'atteins le haut d'une colline et découvre le paysage qui s'étend à l'infini. Les gîtes sont plutôt spartiates, mais la nourriture est bonne, le vin frais et délicieux, et les Espagnols sympathiques et serviables. Ils me parlent comme si je les comprenais parfaitement et de fait, je comprends, même si j'ai du mal à m'exprimer, ce dont personne ne s'offusque jamais. A ma grande surprise, j'ai joué le rôle d'interprète pour un hospitalier suisse-allemand qui ne parlait ni français ni anglais, et qui voulait expliquer le fonctionnement du gîte à un groupe de pèlerins. C'est paradoxal : pour quelqu'un qui essaie de calmer la cacophonie intérieure, je suis tout de même préoccupée par le langage.
La Rioja
Je traverse la province vinicole de la Rioja, qui me rappelle la Bourgogne. Le relief est vallonné, avec un patchwork de champs de fèves verts, de colza jaune vif sous le soleil, de vignobles, et toujours le chemin qui méandre d'une colline à une autre.
Aujourd'hui, j'ai eu une longue conversation avec un homme qui marche avec un âne. Il porte un petit sac à dos parce que Mathurin [nom de l'animal] refuse de porter quoi que ce soit.
Dans la foulée
J'ai finalement compris une chose : il n'est pas question de revenir en arrière, ni sur ce chemin ni dans la vie. Depuis cette découverte, je pars chaque matin le cœ,ur léger et pleine d'énergie. J'apprends à gérer la douleur dans les genoux. Quand ça devient insupportable, je ralentis le pas et en général, ça passe. Quand j'observe autour de moi les pèlerins qui passent une demi-heure tous les matins à panser, bander et bichonner leurs pieds, je réalise que j'ai beaucoup de chance. Mes super chaussures m'ont sauvée.
Le cœ,ur a ses raisons
Cette nuit, j'ai dormi sur un petit matelas dans la tribune d'orgue de l'église d'Azofra, où le surplus de pèlerins trouve refuge. On était une cinquantaine de personnes attablées pour un dîner à la bonne franquette à l'auberge.
Hier, j'ai marché un moment avec un homme qui est revenu pour faire la seconde moitié du camino et terminer ainsi sonpélerinage. Il m'a dit que c'est à la suite d'une crise cardiaque qu'il avait décidé de faire le pèlerinage. En repensant à sa vie, il a réalisé qu'il avait toujours retenu ses émotions, qu'il avait confondu les émotions, qu'il ne faut pas refouler, avec les sentiments, que l'on peut contrôler et canaliser. Pourquoi met-on si longtemps à comprendre des choses si simples ?
Vœ,ux exaucé
J'ai pris goût à la quiétude du chemin. Quand je suis arrivée à Burgos, j'ai été agressée par le bruit, les voitures et la foule. Je n'avais qu'une envie : retrouver les sentiers solitaires. Demain matin, je vais à Sahagun, point de départ d'une étape de trois jours dans la Meseta. Il va falloir démarrer à 6 heures du matin pour arriver à l'étape vers midi, avant la fournaise.
J'ai finalement entendu un rossignol. Il a chanté deux heures sous mes fenêtres à Viana, une petite ville où j'ai fait un dîner de calamars et d'asperges. J'ai passé la soirée assise dehors avec un groupe de pèlerins —, Panaméens, Australiens, Anglais, Autrichiens et Allemands —,, puis je suis allée me coucher sans me douter du concert qui m'attendait.
Changements
C'est mon jour de repos, après la traversée en bus de la première partie de la Meseta, qui ressemble à l'idée que je me faisais du nord de l'Espagne —, vide et austère. Il doit y avoir une part de fuite des réalités dans ce voyage, bien qu'à ce stade, la première question que l'on vous pose —, « De quel pays venez-vous ? » —, ait été remplacée par « Pourquoi faites-vous ce pèlerinage ? » La majorité d'entre nous ne connaît pas la réponse. Ce n'est pas une simple randonnée. On est tous à la recherche de quelque chose, c'est sûr, mais quoi?
J'ai maintenant la preuve concrète de ce que j'ai toujours su : pour moi, less is better. Mon sac ne pèse plus que 6 kg, dont 2 kg d'eau et d'en-cas. J'aime cette vie d'escargot, avec rien que le minimum vital sur le dos. Se débarrasser des choses, s'ouvrir à l'essentiel, c'est ça la liberté.
Vers l'intérieur
De temps en temps, seule au milieu de l'immensité ou dans une petite église sombre de village, je suis prise d'une crise de larmes. Je me demande si c'est l'autre face de la joie intense ou le signe que je commence à atteindre quelque chose de plus enfoui. Il est décourageant de me rendre compte que mes interrogations sont les mêmes qu'à vingt ans —, qu'est-ce qui est vraiment important dans la vie ? A-t-elle un sens ? Comment savoir qu'on est dans le vrai ?
Mon fils Matthieu me rappelle souvent que la Vérité avec un grand V est un concept révolu dans le monde post-moderne, qu'une chose n'est vrai que dans un contexte particulier. Selon lui, il n'y aurait pas d'absolu. Je suis prête à abandonner les absolus —, dont je me suis toujours méfiée —,, mais je ne veux pas jeter le bébé avec l'eau du bain.
Deux papillons blancs m'ont accompagnée pendant un long moment et j'ai entendu deux rossignols dans un bois.
Le jour des « miracles »
On a coutume de dire que la première semaine du camino est consacrée au physique —, le corps étant la principale préoccupation —,, la seconde au mental et la troisième au spirituel. Je devrais être dans la phase mentale, et de fait j'y suis, mais le physique continue à me jouer des tours. Je pensais qu'après une journée de repos, ça serait une partie de plaisir, mais ça a été très douloureux après les premiers 12 kms. Comme j'en avais 20 à faire, cette randonnée a tourné à l'épreuve. Malgré cela, ce fut aussi une journée de petits « miracles ».
Aujourd'hui, j'avais le choix entre deux routes, alors j'ai pris la moins fréquentée. N'ayant rencontré âme qui vive sur cette ancienne voie romaine, je suis arrivée à une fourche, où j'ai cherché en vain une flèche jaune. J'étais bien embêtée et ne savais que faire. Au bout d'un moment, j'ai baissé la tête et sous mes yeux, j'ai vu des cailloux incrustés dans le sol formant une flèche pointant vers la gauche.
J'ai donc suivi la flèche et 10 kms plus loin, j'ai enfin atteint un village. Il y avait là un estaminet où une petite fille aux grands yeux chocolat m'a servi un petit-déjeuner. Une fois rassasiée, comme j'admirais une coquille Saint-Jacques sur le dessus de la cheminée, la patronne s'est empressée de me l'offrir en m'affirmant que c'était pour moi, la peregrina (je peux me débarrasser du superflu, mais que faire des cadeaux ?).
A la sortie de ce village, le chemin emprunte la route qui a été goudronnée depuis la conquête romaine. Au moment où je croisais un vieil homme qui poussait une brouette de l'autre côté de la chaussée, une voiture est passée entre nous à toute blinde. Nous nous sommes regardés et avons éclaté de rire.
En clopinant vers l'albergue, j'ai aperçu un homme qui pédalait dans ma direction. Arrivé à ma hauteur, il s'est arrêté, m'a demandé d'où je venais, « Français ? Deutsch ? », puis m'a expliqué qu'il était le curé du village voisin. Il a sorti de sa sacoche une liasse de papiers, en a tiré une feuille, l'a signée d'un geste théâtral et me l'a tendue. Il m'a bénie là au bord de la route, à genoux, avant de renfourcher son vélo.
La page contient un poème interrogeant le pèlerin sur ses motivations : « Quelle est la force qui vous pousse, qu'est-ce qui vous tire en avant ? »
Histoire de bâton
Je n'ai pas voulu acheter de bâton avant le départ, pensant en trouver un en Navarre ou dans la province de Rioja. Hélas, des milliers de pèlerins étaient passés avant moi et avaient fait la razzia dans les sous-bois.
Ce matin, en sortant de la cathédrale de Leon (on se croirait à l'intérieur d'un kaléidoscope sous cette profusion de vitraux), je marchais dans une ruelle quand un nettoyeur municipal est venu vers moi un bâton à la main. Il m'a expliqué qu'il l'avait trouvé, qu'il n'en avait pas l'usage et que comme j'étais pèlerine, il était pour moi. Un autre cadeau !
Journée froide et pluvieuse aujourd'hui n'incitant pas à la réflexion. Je me suis contentée de mettre un pied devant l'autre.
La borne
Aujourd'hui, je suis passée devant la borne en pierre indiquant la distance qui me sépare de Santiago : 100 kms. J'ai eu envie de pleurer et de sauter de joie en même temps. Pleurer parce que je n'ai pas beaucoup avancé dans mes réflexions, et sauter de joie parce que je vais y arriver, je vais atteindre Santiago.
En butte
J'ai appris beaucoup de choses (et ce n'est pas fini) sur la gestion de la douleur. C'est probablement la raison pour laquelle je marche toujours alors que beaucoup ont dû abandonner. Chaque fois que je me sens tout à fait confiante dans mes capacités (ça y est, je sais faire maintenant...), je tombe sur ce que j'appelle une «colline de l'humilité » : un coteau en pente raide ou une petite montagne que je dois monter et descendre, problématique dans un sens comme dans l'autre dans mon cas. Aujourd'hui, j'ai été confrontée à quatre buttes. Je prends mon temps et j'arrive toujours à l'albergue après tout le monde, mais il faut dire que je fais des pauses allongée dans l'herbe à hauteur des papillons, à regarder les nuages.
En quête
La population de pèlerins change. Comme j'ai dû sauter des étapes, je rencontre d'autres groupes : beaucoup de femmes seules à présent, des jeunes, des moins jeunes et quelques-unes âgées de 65 à 75 ans. Quelques rescapées de cancer, des récemment divorcées, moultes femmes New Age en quête de « pouvoir ». Il y a aussi de jeunes hommes fraîchement diplômés, à la recherche de challenge. Il me semble pourtant que nous avons tous un point commun : nous nous trouvons à un tournant dans notre vie et le camino nous permet de faire le point et d'envisager l'avenir.
Un des sujets de discussion qui revient régulièrement porte sur la destinée et la chance. De nombreux pèlerins semblent penser (ou trouver une consolation dans l'idée) que tout serait écrit à l'avance : une rencontre a lieu parce que l'autre a quelque chose à vous enseigner , une personne fait ce pèlerinage parce qu'elle est prête et a été appelée à le faire, etc. Je suis toujours assez silencieuse pendant ces conversations parce que je ne crois pas que le scénario soit écrit, même si je sais qu'on ne l'écrit pas seul et que notre part de liberté est limitée.
Je repense à Sartre et à Camus. Ils s'accordent pour dire que l'ordre naturel est dépourvu de sens, mais Sartre insiste sur le fait que notre liberté d'action donne un sens à l'existence, tandis que Camus souligne l'absence de toute signification. Le héros est pour lui une figure tragique parce qu'il sait que l'existence est absurde et ne mord pas moins dans la vie.
La Galice
J'ai passé une excellente journée. J'ai marché 26 kms sans la moindre embûche, malgré une grimpette toute la matinée, et j'aurais pu continuer. D'où me vient cette énergie ? Je me sens très forte physiquement, je suis bronzée, et mon pantalon flottant me dit que j'ai perdu du poids, ce qui n'est pas étonnant puisque je mange peu. Je bois de l'eau, des jus de fruit, du coca et un peu de vin ou de bière.
Je marche en Galice depuis plusieurs jours. C'est pour moi la région la plus intéressante, la plus variée et la plus belle, riche en traditions, avec sa propre langue —, l'une des quatre langues officielles en Espagne, avec l'espagnol, le catalan et le basque. Les maisons en pierre des villages me rappellent la Bretagne. Elles ont toujours un petit potager avec des lys et de grosses roses parfumées. Partout, les cerisiers et les pruniers sont en fleurs.
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Les forêts semblent enchantées, sorties tout droit du Seigneur des Anneaux. Elles sont sombres, avec de très vieux chênes et chataîgniers aux troncs creux comme de petites habitations, et je m'attendais presque à voir des hobbits prenant le thé, assis sur le seuil. On marche dans un monde feutré sur un tapis de mousse et de fougères. Puis, soudain on émerge dans un grand pré délimité par de petits murets en pierre, pleins de marguerites et de boutons d'or, et de bétail couleur caramel en train de paître tranquillement.
J'ai senti le paysage changer sans discerner ce qui faisait la différence jusqu'à ce que je remarque cette après-midi que les arbres ne projetaient pas la même ombre. En levant les yeux, j'ai vu que c'était des eucalyptus.
(Sur)réel
De temps en temps, le monde réel fait irruption sur le camino, mais curieusement, il apparaît complètement surréel.
Surréel : assise à l'extérieur d'un tout petit café dans un village après Léon, je bois un cafe con leche et des bribes d'une chanson à la radio m'atteignent : We all lose our charms in the end... These rocks won't lose their shape, Diamonds are a girl's best friend... J'ai ri jusqu'aux larmes, j'ai attrapé mon bâton et poursuivi mon chemin.
Surréel : sortie en ville à Villafranca del Bierzo. Je venais de laver mon pantalon et je n'avais qu'un short à me mettre, ce qui m'embêtait un peu. Je me suis rappelée avoir dû acheter une robe il y a 35 ans dans le sud de l'Espagne, où les jeunes femmes en pantalon étaient rares et jugées peu recommandables. Puis, j'ai pensé que, de nos jours, ils devaient être habitués aux peregrinas, et je suis allée en ville en short. Comme j'approchais de l'hôtel de ville, un vieillard surgi de je ne sais où m'est tombé dessus - littéralement - en criant : « Que tal ? Que tal ? ». J'ai vite vu qu'il était complètement sénile. J'ai doucement retiré ses mains de mes cuisses, en lui disant Muy bien, señor, et me suis éclipsée en le laissant médusé mais pas humilié.
Cheminement
Le camino comme métaphore de la vie et de notre passage sur cette terre, je sais que c'est un cliché, mais cela m'a servi de fil d'Ariane dans mes pensées décousues. J'ai longuement réfléchi au paradoxe entre le point de vue du cosmos et celui des humains. Vu de haut, le camino doit ressembler à une peinture abstraite, un long ruban pâle serpentant d'un bout à l'autre. Les pèlerins ne sont que des milliers de points noirs se déplaçant dans la même direction, tous identiques, interchangeables, et de fait, de nouveaux points se mettent constamment en mouvement, tandis que d'autres quittent la scène. La perspective est tout autre pour le pèlerin. Chaque individu est une personne en chair et en os, unique et irremplaçable, avec son propre monde intérieur. Pour le cosmos, les vies humaines ne comptent pas, ne signifient rien. Pour nous, par contre, elles comptent par dessus tout et sont la source de tout sens. Les deux points de vue ne sont pas contradictoires, ils sont incommensurables.
Cela ne poserait pas de problème si nous ne voulions pas donner un sens à notre expérience, ce qui nous oblige à concilier ces deux échelles ou points de vue. Ce qui m'amène à me poser la question de savoir pourquoi on cherche à comprendre le sens de notre expérience. Lorsqu'on parle de rendre notre expérience intelligible, cela revient-il à lui trouver une finalité ou de déduire une ligne de conduite qui en découle “logiquement” ? Et si oui, est-ce une impérative biologique, nécessaire à la survie de l'espèce ?
On voit le bout
Demain, c'est Santiago. J'ai traîné les pieds toute la journée, sachant que la fin approchait et souhaitant prolonger cette expérience. Plus ça va, mieux c'est. Hier j'ai marché 27 kms sans problème, mis à part la chaleur. Je ne sais pas pourquoi j'ai mis tant de temps à décoller. Maintenant, je suis lancée et c'est presque fini !
J'ai l'impression que toutes ces journées de réflexion n'ont servi qu'à affiner mes questions, sans jamais arriver à un début de réponse. On entend souvent, sous forme de plaisanterie, « Alors, tu as eu ton illumination ? ». J'ai rencontré un couple charmant qui faisait le camino pour la deuxième fois consécutive. Quand je leur ai dit que je n'étais pas prête pour l'épilogue, l'homme m'a dit en riant: « Eh oui, le merdier est toujours là, hein ? »
Quand je me suis connectée hier, j'ai trouvé ce message de mes enfants pour la fête des mères :
Chère Maman,
Nous t'envoyons un cyber-petit-déjeuner avec des cyber-croissants et des cyber-fleurs pour te souhaiter une bonne fête ! Nous pensons à toi sur le chemin de Santiago.
L'arrivée
Ce matin, l'atmosphère était électrique dans le gîte d'étape (il faut avoir cheminé longtemps pour comprendre l'état d'excitation général). Tout à l'anticipation de l'arrivée, on se disait « A tout à l'heure à Santiago », sans vraiment y croire.
J'ai pensé aux pèlerins du Moyen Age, à leurs craintes, aux dangers qui les attendaient —, pas seulement les brigands et le mauvais temps, mais la maladie, l'égarement sur le chemin, sans compter qu'une fois arrivés à Santiago ils devaient faire tout le chemin en sens inverse. A l'approche de Santiago, j'ai vu un groupe de pèlerins marchant dans ma direction. Interloquée, je leur ai demandé s'ils s'en retournaient chez eux à pied. L'un d'eux m'a répondu : « Oui, jusqu'à l'aéroport. ». Aujourd'hui, avec le balisage, les lits, les toilettes et les douches chaudes dans les refugios , les petits bar-restaurants tout du long, nous n'avons qu'à marcher.
La vieille ville de Santiago est magnifique, toute en ruelles pavées remplies d'églises et de cafés. Il y règne une atmosphère de ville du sud, authentique malgré l'arrivée quotidienne de je ne sais combien de pèlerins. Je suis allée au Bureau des pèlerins où, après un examen méticuleux de mon credencial estampillé dans chaque gîte où je passais la nuit, j'ai été jugée digne de recevoir mon diplôme de pèlerine.
Ce soir, on a fait la fête. Nous étions 25 de toutes nationalités autour d'une table. Après un repas plantureux bien arrosé, nous avons chanté une vieille chanson de pèlerins en français, puis sommes retournés sur la grande place de la cathédrale, où des musiciens en costume Renaissance jouaient sur d'anciens instruments. Nous avons chanté et dansé, comme réincarnés dans les Contes de Canterbury.
Le bout du monde
Je suis allée à la messe des pèlerins à la cathédrale de Santiago, ce matin, et j'ai entendu mon nom en latin, « peregrina de los estados unidos, puenta de la reina », et le nom de tous ceux qui étaient arrivés la veille. Cela faisait des années que je n'avais pas été à la messe. Après un déjeuner d'adieux sur une petite place ensoleillée, j'ai pris le bus pour Finisterre.
Finisterre est la pointe extrême de l'Europe occidentale, une presqu'île couverte de genêts. Au Moyen Age, c'était la fin du monde connu. Traditionnellement, les pèlerins poursuivaient jusqu'au Finisterre après Santiago, et selon les rituels, ils devaient se baigner dans la mer, brûler un vêtement et regarder le coucher du soleil. Le lendemain matin, ils renaissaient.
J'ai pris une chambre très simple avec une fenêtre donnant sur une colline. On a beau savoir qu'on est en Espagne, c'est déjà le Portugal, dans les sons gutturaux du galicien, dans la cuisine, dans les terrasses fleuries des petites rues montantes et dans les couleurs vives des bateaux de pêche.
J'ai passé une journée solitaire —, c'est nouveau après le sentiment de communauté qui règne sur le camino . J'ai découvert une petite crique de l'autre côté de la presqu'île où la mer est turquoise et le sable blanc comme la neige. Je suis restée longtemps sur la plage à écouter les vagues. C'est une bonne façon de terminer le chemin de Saint Jacques.
Retour
Aujourd'hui, j'ai pris le train pour la frontière, puis pour Paris. De temps en temps, j'apercevais au loin un pèlerin. J'aurais tout donné pour être dans ses chaussures.
C'est difficile de dire ce que j'ai appris de ce voyage. Chaque région traversée a été une découverte —, le paysage, l'architecture, les fleurs, les arbres, la lumière même changeaient. Tous les sens sont aiguisés : on voit des choses qu'on ne remarque pas d'ordinaire, les odeurs sont fortes et piquantes, et comme on marche en silence, on entend le chant de chaque oiseau.
J'ai lu quelque part qu'il y a plus de 60 000 pèlerins qui suivent ce chemin chaque année, pendant une période plus ou moins longue. Ce n'est donc pas un exploit. Mais pour ceux qui le font, c'est une expérience qui vous marque. Au fond, le camino nous rappelle que nous pouvons réaliser nos projets, que l'on trouve de l'aide, et que les gens se montrent bons et bienveillants lorsque l'occasion se présente.
Mes enfants sont fiers de moi , mes étudiants sont inspirés , mes sœ,urs se demandent si je ne suis pas un peu fêlée, et moi, je recommencerais bien demain !
Traduit de l'anglais par Bénédicte Denizet
Photo copyright: Sylvie Brackenhofer
Carnet pratique
Camino frances
Pour les femmes, le choix du camino frances présente plusieurs avantages. Le chemin est parfaitement balisé et ne présente aucun danger. Les gîtes d'étape (refugios ou albergues) offrent tout au long du parcours des lits en dortoir, de bonnes douches, l'accès à Internet, un coin cuisine, une buanderie en échange d'une petite participation. Ce chemin est également jalonné de pensions pas chères et d'innombrables bar-restaurants.
Départ : Saint Jean Pied-de-Port, ou si on préfère ne pas traverser les Pyrénées, Roncevalles en Espagne.
Matériel : Un sac à dos, de bonnes chaussures de marche et un sac de couchage.
Tous les guides fournissent des check-lists. L'important c'est de ne pas porter plus de 10 % de son poids. Des services existent pour transporter les sacs d'une étape à une autre.
Credencial : On peut l'obtenir des associations et dans les grandes églises en Espagne.
Billetteries : Des distributeurs automatiques se trouvent dans toutes les villes d'Espagne.
Préparation : Il y a une grande richesse d'information sur le chemin de Saint-Jacques. Les personnes intéressées peuvent consulter les nombreux livres, guides et sites Internet avec des renseignements, cartes, témoignages, etc. On peut très bien ne faire qu'une partie du chemin ou raccourcir les étapes en fonction du temps dont on dispose ou de son état physique.
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