Nouvelle : « Séjour » de Adriana Langer

La rubrique « A vos plumes » accueille vos nouvelles chaque semaine. Aujourd'hui, « Séjour » de Adriana Langer.

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Du canapé où elle était allongée, en équerre par rapport au lit de sa fille, elle voyait, de droite à gauche, dans l'angle une petite fenêtre grillagée donnant sur la mer, puis le mur peint d'un beige neutre et propre, une petite télévision perchée dans les hauteurs, puis, tout à fait à gauche, le couloir menant aux toilettes. Quelle ironie : aucune de leurs chambres d'hôtel, pendant les deux semaines qu'avaient duré leurs vacances, n'avait eu de vue sur la mer. Il avait fallu qu'elles viennent jusqu'à cet hôpital de Bombay, que sa fille, déshydratée et fébrile, ait dû être hospitalisée en urgence pour dysenterie, pour qu'elles puissent, enfin, jouir d'une vue sur mer.

Sa fille dormait. Elle portait le haut d'un pyjama à grandes fleurs colorées offert par sa grand-mère, dont une manche avait été coupée jusqu'à l'aisselle pour être enfilée plus facilement, sans douleurs ni tiraillements, au-dessus du pansement sur le dos de sa main et le long de la tubulure reliée à la perfusion. C'est la mère qui avait pris les ciseaux à ongles qu'elle emportait toujours dans son vanity-case et, voulant matérialiser son amour (elle aurait coupé tous les tissus et tous les vêtements du monde pour soulager sa fille) , pour l'amuser aussi (une mère coupant, éhontée et souriante, un beau vêtement tout neuf) avait raccourci la manche au-dessus du coude puis l'avait tailladée de bas en haut.

La perfusion venait d'être changée. Les infirmières la changeaient si souvent qu'elle craignait qu'elles ne finissent par inonder le petit corps fragile de son enfant. Mais elles lui expliquaient qu'il le fallait, que c'est ainsi que la petite guérirait. Plus que leurs paroles, ce qui la rassurait, curieusement, c'était leur extrême jeunesse, leurs beaux visages insouciants, leurs chuchotements dans les couloirs, leur anglais rendu spicy par un accent indien, et le balancement cadencé, dansant, de leurs têtes : toute cette grâce semblait indiquer que rien de grave ne pouvait se passer. Ni, ni, entendait-elle, et les jeunes indiennes, qui paraissaient ne pas avoir quitté leurs familles et aller de maison en maison, entre sœ,urs, cousines et copines, et non entre collègues parmi les patients, ne sortaient jamais de la chambre sans un geste de tendresse pour l'enfant, une caresse sur ses cheveux emmêlés, une petite tape sur le bras nu.

Elle ne voulait lire aucun des livres qu'elle avait apportés, elle fixait le plafond. De toutes façons la lumière s'immisçant dans la chambre par le couloir n'aurait pas suffi pour déchiffrer les lettres.
Elle vivait des moments cruciaux. Elle se le disait, sa raison le savait, mais en réalité elle n'en avait qu'une vague conscience, comme s'il s'agissait d'une tierce personne. Elle était dans l'immédiat : porter sa fille aux toilettes sans trop remuer son petit ventre endolori, sans tirer sur la perfusion, ne pas faire de bruit pour qu'elle dorme le plus possible, la rassurer, la câliner, la distraire. Parler avec les infirmières, avec le médecin, gérer leur retour anticipé, récupérer les valises à l'hôtel. Mais elle n'était pas non plus submergée par ces activités au point de n'être que là. En de brefs moments d'accalmie, comme maintenant, où rien ne pouvait être fait que penser ou dormir, elle prenait une certaine distance, et regardait la situation. Elle se disait, elle essayait de se convaincre : je suis dedans. Pourtant, il lui semblait ne sentir que faiblement la crainte et l'angoisse que, dans ces conditions, elle aurait dû ressentir. Elle se doutait que, après (si tant est qu'elle pût se projeter ailleurs que dans ce moment omniprésent) elle se dirait ‘c'était terrible', même si ce n'était pas tout à fait ce qu'elle éprouvait en ce moment.

C'était comme si, instinctivement, l'on répartissait, pour en atténuer le poids, les souffrances dans le temps : quand tout serait résolu (il ne pouvait en être autrement), quand ce cauchemar serait passé, que tout reviendrait à la normale, elle comprendrait le danger auquel elles avaient échappé. Elle se regardait et s'analysait du dehors et de l'après, comme le ferait un spectre s'apitoyant sur son corps d'avant la mort : sur sa souffrance, sa cécité, et, plus encore, sur la cécité par rapport à sa propre souffrance.

Soudain, sans lien apparent avec ces pensées, elle revit sa fille avec son professeur de piano, toutes deux de dos, telles qu'elle les voyait quand elle assistait aux leçons. La petite, assise sur le tabouret brinquebalant à trois pieds, cherchant sans se plaindre à maintenir un équilibre précaire, jouait de courtes pièces qu'elle avait travaillées à la maison. Elle débutait : les notes étaient inégales, parfois fausses, les différents sons des accords étaient rarement tout à fait simultanés, elle s'interrompait, réfléchissait, recommençait, dans un effort consciencieux. Et, en de brefs moments, parmi toutes les notes, quelques rares élues : justes, belles, triomphantes. Quand elle s'exerçait à la maison elle tempêtait, s'énervait, était vite agacée. Pendant le cours sa patience était pour le moins étonnante : elle faisait un réel effort, pour la musique, pour le professeur, et sur elle-même.
Sa maîtresse, une femme qui approchait la cinquantaine, la journée durant assise, enveloppée d'un long châle aux teintes pastel, écoutait ses petits élèves, vingt minutes chacun. À dix-huit heures, l'heure du cours de sa fille, la maîtresse avait déjà eu sa dose quotidienne de mauvaise musique, drôle de punition pour quelqu'un qui avait dû tant aimer la musique qu'elle avait affronté la rigueur des études au conservatoire, et les aléas d'un métier difficile et peu rémunéré. Jamais elle ne s'énervait en corrigeant l'enfant. Toutes deux, patientes, devant cette partition vieille de trois cents ans.

Et tout ça, tous ces efforts : pourquoi ?

À nouveau elle se tourne vers sa fille, se lève, regarde son joli visage, blême bien qu'hâlé par le soleil indien. Ses traits paraissent un peu apaisés. Elle touche son front, palpe son cou et ses bras : plus de fièvre, un peu de transpiration. Elle vérifie que le liquide de la perfusion coule bien, que la poche n'est pas vide, le tuyau ne fait pas de coudes gênants, le sang ne reflue pas dans la tubulure. Elle ne connaissait pas toutes ces choses la veille, et à présent ces objets sont devenus un entourage presque familier, dont on vérifie l'emplacement, le bon état de fonctionnement, le contenu, comme on le fait habituellement d'un grille-pain, d'une cafetière, d'un tiroir. Elle se rallonge.
On apprenait le piano : pourquoi ? Où était toute cette musique maintenant ? Soudain elle voulut —, mais voulut n'est pas le mot pour une telle crampe de nostalgie —, la voir à nouveau de dos, si sérieuse, si appliquée, revoir ses deux nattes longues et épaisses. Elle était concentrée et touchante même chez le dentiste : assise sur son siège elle ne bougeait pas, et n'émettait aucun bruit malgré les instruments qui s'affairaient dans sa bouche, courageuse. La mère le sentait, le voyait, cet effort de concentration, cette retenue, la force de son caractère qui s'exprimait déjà, tandis qu'elle arborait un visage impassible. Ce n'est qu'en sortant qu'elle avouerait, avec une petite moue, qu'elle avait eu mal.
Elle se lève et regarde par la fenêtre, attirée par les bruits des vagues qui vont et viennent, régulières. Elle voit de loin, tout en bas (la chambre est au cinquième étage), un groupe de garçons, certains jouant au ballon, d'autres accroupis, tous minces comme des feuilles, torse nu, ne portant qu'un short. Elle retourne s'allonger encore, plonge dans des rêves confus, puis se réveille brutalement, comme si elle allait rater un rendez-vous, mais il ne s'est écoulé qu'une heure. Elle inspecte les murs, le plafond, les reliefs de la chambre, tout reprend peu à peu sa place, elle commence à s'y accoutumer déjà : l'angle et la distance entre son canapé et le lit, le chemin tortueux qu'elle doit emprunter lorsqu'elle porte, précautionneusement, sa fille jusqu'aux toilettes, les meubles qu'il faut contourner, l'emplacement de l'interrupteur dans la salle d'eau.

À la fin de cette longue nuit, telle une fleur qui, non arrosée, se flétrit, mais se relève comme par miracle dès que l'eau à nouveau l'imbibe - reprend peu à peu une vigueur que l'on croyait disparue, sa tige se tend, ses pétales surgis d'un long sommeil s'étirent, retrouvent leur fermeté et leur velouté - ainsi de sa fille. Elle était encore fatiguée et faible, certes, mais tout son être disait ‘je suis dans un brouillard, vous me voyez à peine, mais je suis là, j'arrive, je ne m'évapore pas, je suis réelle et je viens'. Le liquide de la perfusion avait empli ses veines, tendu sa peau desséchée, lui redonnant, sous sa pâleur, une lueur faible mais réelle, qu'elle n'avait pas la veille. Elle guérirait.

Elles se tiennent la main en sortant de l'avion, le long des couloirs, après avoir trouvé et pris leurs bagages, marchant vers la sortie. Elles le voient de loin, qui les attend, avancent vers lui, et lorsqu'elles sont tout près l'enfant s'élance vers son père, il prend la petite dans ses bras, la soulève, la fait doucement tourner, la serre contre lui, caresse ses cheveux, son visage, ses bras menus, tout en regardant la mère avancer lentement vers eux avec les valises, lui souriant. Ses cheveux sont ébouriffés, ils le sont toujours quand elle n'est pas là pour le lui faire remarquer le matin. Il est rasé de près comme elle aime, trop à la hâte car il s'est éraflé le menton , ses yeux sont cernés et inquiets malgré son sourire : un sourire qu'elle a aimé dès le premier instant de leur rencontre, qui illumine son visage, et jusqu'à vingt mètres tout autour.
Elle les regarde et, avec une soudaineté déroutante, sent comme une marée monter dans tout son corps, monter jusqu'à son visage, son eau salée s'accumule sous ses paupières, les tend, tire sans pitié sur elles, irrite ses yeux qui brûlent de sécheresse et de fatigue, des rouleaux de larmes l'inondent de l'intérieur, comme si la dernière perfusion avait lieu maintenant, pour elle, en elle. Et, telle une digue qui finit par céder, les larmes jaillissent, font irruption sans tubulure pour les canaliser et les cacher, elles jaillissent sans retenue et s'écoulent librement. Elle comprend pourquoi on apprend le piano.

par Adriana Langer


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