La rubrique « A vos plumes » vous accueille tous les vendredis. N'hésitez pas à adresser vos nouvelles à Marie-Catherine Chevrier. Aujourd'hui, «L'enfer est pavé d'anges», de Marie Ningres.
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Les pochettes surprises circulaient. Des petites filles, en uniforme, gants et chaussettes blancs, tirées à quatre épingles, avaient le redoutable honneur de les vendre. Leurs cheveux étaient coiffés en anglaises avec de merveilleux rubans de satin pour les tenir. D'autres fillettes, et ça, c'était le nec plus ultra, étaient déguisées en ange. De jolies robes longues, vaporeuses, en plumetis blanc doublé de soie bleu pâle ou rose. Le dos s'ornait de flots soyeux, aux teintes pastel, qui figuraient les ailes, la touche finale étant donnée par une couronne dorée, ornée d‘une étoile, qui leur ceignait le front. Cette accession au grade d'ange était très mystérieuse. Comment s'effectuait la sélection. En général, ces anges étaient blonds et bouclés, et possédaient de jolis yeux clairs. Mais nous étions dans le Sud, et le type dominant est tout de même le brun de poil. Alors dans cette armada céleste, il arrivait que se glissa un pruneau au teint olivâtre et à l'œ,il de braise. Mais, autant le dire tout de go, pour Léa, c'était râpé.
La mission des anges était la récolte de bon argent, sonnant et trébuchant, par l'entremise d'un tronc, pour de bonnes œ,uvres de préférence lointaines, « Un bol de riz pour chaque enfant tonkinois », « Une mission catholique pour tous les enfants d'AOF, sans oublier ceux du Centre Afrique ». Les œ,uvres étaient très tournées vers les colonies. Cela pétait un peu partout, l'Indochine rendait l'âme, la guerre de libération algérienne commençait, et nos angelots, rêve de pédophile, allaient de vieux en vieux pour récupérer quelques billets qui atterriraient, peut être, à quelques milliers de kilomètres de là.
Les grenouilles de bénitier étaient agglutinées autour de certains stands. Le Tout religieux de la métropole sudiste célébrait le mois de Marie, le mois le plus beau, le premier week-end du mois de mai. Tout l'hiver, les familles chics, sous la houlette du clergé, fabriquaient les horreurs qui alimenteraient les stands de cette vente de charité immuable. Les familles, toujours chics, tenaient les stands, recevaient le beau linge ecclésiastique, vendaient à prix d'or leurs œ,uvres et les rachetaient, ou bien alors celles du stand voisin, ce qui revenait au même. Il arrivait qu'on remisa soigneusement l'acquisition à l'abri de la poussière afin de la revendre l'année suivante. Il n'y a pas de petits profits. Le cardinal archevêque honorait de sa présence ce point culminant de la vie mondaine et religieuse. L'argent récolté partait dans les bonnes œ,uvres lointaines et de proximité.
La préparation des « œ,uvres d'art » consistait en des ateliers de travaux pratiques (aujourd'hui, on dirait atelier d'éveil). Ciseaux, colle, papier crépon, gommettes, papier d'argent scrupuleusement récupéré dans les tablettes de chocolat, boîtes à chaussures, boîtes à gâteau étaient autant d'éléments qui servaient à l'édification d'autels d'un bon goût absolu. Le bleu sirupeux le disputait au blanc plus blanc que blanc. Notre-Dame de Lourdes était le modèle dominant. Chaque année, on répétait ce décorum. Personne n'aurait osé vêtir de rouge ou de vert la mère de Dieu. C'était l'esthétique saint-sulpicienne qui tenait le haut du pavé.
Tous les enfants de la famille étaient enrôlés pour jouer du ciseau et découper, dans le papier crépon, des guirlandes du meilleur effet. La colle blanche, à l'odeur d'amande, était une tentation permanente. Les enfants, dès que les adultes avaient le dos tourné, se fourraient le pif dans le pot. Certains avaient même tenté de la manger, tentative qui avait avorté assez vite. Ces séances avaient, bien sûr, vocation à être édifiante. Pendant la confection d'un autel consacré à la naissance de Jésus, un morceau d'histoire sainte était délivré. Dans le silence attentif qui régnait dans la pièce, il y en avait toujours un ou une pour faire une incongruité, un pet triomphant ou un rot arrogant. La grand-mère, qui présidait au sauvetage de l'âme de ses petits-enfants, mission quasiment impossible, agitait frénétiquement un torchon qu'elle avait toujours à portée de main, pour une raison inconnue de tous. Elle tentait de veiller au « mieux disant social » de la famille. La tenue du stand du Mois de Marie était l'acmé de sa vie mondaine. Tout devait être parfait. On équipait toutes les filles de culottes petit bateau neuves, s'accrochant à la chemise. Cela avait deux fonctions, on ne risquait pas de perdre sa culotte devant le cardinal et, surtout, il y avait une impossibilité absolue de mettre la main dans celle-ci, ce qui aurait été le comble du mauvais goût.
Malheureusement, la grand-mère ne faisait pas partie du jury qui désignait les petites élevées pour deux jours à la fonction angélique. Parmi toutes ses petites filles, et elles était nombreuses, seules trois répondaient aux critères de sélection. La troisième avait bien les cheveux comme des baguettes de tambour, mais elle était plus blonde que les blés. Donc ces trois-là étaient sûres de ceindre la couronne d'or. Mais du même coup, le quota de la famille était atteint. On ne pouvait pas glisser Léa, dite la gitane, dans le lot. Elle le vivait comme une injustice criante et éhontée. Mais elle se faisait un point d'honneur de ne rien manifester. Et chaque année la torture du mois de Mai revenait. Cette année-là serait la dernière, avait-elle décidé. Elle ne savait pas encore comment, mais elle suivrait son inspiration le moment venu.
Le grand jour est enfin arrivé. Il a été prévu un départ en grande pompe à 10 H. Les trois anges ouvrant la marche, la tante la plus jeune portant la bannière de Saint-Antoine de Padou, qu'elle avait confectionnée, broderies, peinture et franges , le reste de la troupe suivant en rang par deux, sur son trente et un. La grand-mère était partie plus tôt, chose inhabituelle, pour vérifier que le stand était bien installé, que les lys, les roses et les pivoines, coupés la veille décoraient ce qui était communément appelé la table du mois de Marie. Léa savait qu'elle tenait là son occasion. Personne ne s'apercevrait de sa disparition avant quelques heures. Dans cette famille, on était strict, mais inattentif. Il fallait en profiter.
Elle prévint les cousins afin qu'ils la couvrent et s'éclipsa. Elle revint dans la grande maison, où elle avait pris la précaution de laisser une petite fenêtre ouverte. Elle s'y glissa et alla droit au ballot qu'elle dissimulait depuis un certain temps. Dès que la jeune tante se débarrassait d'une jupe un peu ample, elle la récupérait. Bien que nulle en couture, elle s'était appliquée pour faire des ourlets et resserrer la taille. Méthodiquement, elle avait fait disparaître écharpes, verroteries et bimbeloteries. Elle avait volé des fonds de rouge à lèvres et un crayon de khôl noir. On l'appelait gitane, elle leur prouverait qu'elle en était bien une. Elle attendait son heure, et l'heure était venue. On ne voulait pas d'elle comme ange et bien, elle allait s'habiller en ange de l'enfer. Elle commença par superposer trois jupons bariolés, accrochant le dernier à sa ceinture afin de montrer les grosses fleurs rouges sur fond noir de la jupe du dessous. Elle noua un caraco blanc, certes ses seins n'étaient qu'au stade embryonnaire et elle le regrettait bien, car l'effet cache-cœ,ur était limité par sa poitrine désespérément plate. Elle brossa vigoureusement ses cheveux, afin d'éliminer les anglaises que l'on avait essayé de faire. Elle avait dérobé une pivoine bien rouge, sa fleur préférée. Elle la piqua dans ses cheveux. Elle enfila des bracelets, un grand sautoir tintinnabulant, et vint le meilleur, le moment du maquillage. Le soleil d'avril avait donné un ton cuivré à sa peau, elle n'avait pas besoin de fond de teint. Un trait de khôl dans l'œ,il et du rouge à lèvres suffisaient. Elle avait plusieurs vieux tubes à disposition. Elle choisit le plus rouge, le plus clinquant. Elle se déchaussa, attrapa un panier qu'elle remplit de fleurs, coupées dans le jardin. Avant de partir, elle s'admira dans une glace. Ce n'était plus la Léa qu'elle connaissait. Le reflet semblait être celui d'une étrangère, mais elle sentait qu'elle se familiariserait très vite avec elle, son double noir. Pour la première fois, elle se sentait belle. Avec ses pieds nus, elle se sentait libre, elle allait danser.
D'un pas sautillant, Léa partit vers la kermesse qui s'abritait sous les contreforts de la cathédrale. Elle devait faire vite, car une petite fille seule dans la rue, cela ne passait pas inaperçu. Peu avant de franchir l'enceinte, elle ralentit le pas, afin de ne pas arriver essoufflée. Elle franchit majestueusement le portail. Elle se sentait comme une reine. Gracieusement, elle offrait ses fleurs. Un silence consterné se faisait sur son passage. Rien ne l'arrêtait, elle avait aperçu le cardinal archevêque qui faisait des ronds de jambes au bout de l'allée centrale. Il ne l'avait pas encore repérée. Léa, tout en distribuant ses roses, s'approchait dangereusement. Elle croisa deux ou trois anges, ce n'était ni sa sœ,ur ni ses cousines. Elle les trouva très fades. Les anges, issus de sa famille, avaient beaucoup plus de grâce. Elle leur tendit dédaigneusement une fleur, qu'elles prirent tout aussi dédaigneusement. La rose ayant été tendue de façon péremptoire, elles n'avaient sans doute pas osé décliner l'offre.
Et voilà, Léa était arrivée au but. Un frisson d'excitation la parcourut , ou d'inquiétude, elle ne savait pas trop.
De toute façon, elle était là, elle devait aller jusqu'au bout. Elle hésita une fraction de seconde, c'était avec la grand-mère que son Excellence parlait. D'une pierre deux coups. Elle ne trembla pas. Il restait quelques fleurs, elle les rassembla en gerbe, posa le panier et s'avança vers la sommité ecclésiastique. La grand-mère eut un hoquet en la reconnaissant et en eut le sifflet coupé, mais elle n'avait pas son torchon à portée de main. Elle portait sur la tête sa galette en paille vernissée noire, ornée d'une légère voilette, indiquant qu'elle était veuve, chapeau d'été des grandes occasions. Le cardinal s'étranglait, s'époumonait, demandant qui avait laissé entrer cette déguenillée. La bonne œ,uvre, c'est toujours mieux au-delà des océans. Léa plongea dans une profonde révérence et tendit ses fleurs en prenant sa voix la plus flûtée : « Eminence, la communauté gitane est heureuse de vous offrir ces quelques fleurs, en espérant que, l'année prochaine, des petites filles de ma communauté soient choisies pour l'armada céleste, ceinte d'or. » Elle était bien consciente qu'une Gitane ne s'exprimerait pas comme ça. Mais sa culture de la « gitanerie » était livresque, donc elle ne pouvait pas faire mieux. Sans un regard pour tous les bien pensants, rendus muets par un tel toupet, elle fit demi-tour, accéléra le pas, se glissa dans la maison, se débarbouilla, enfila chaussettes et gants blancs, bazarda le ballot, fit le chemin en sens inverse.
Le temps que toute la troupe soit récupérée, elle savait qu'elle bénéficiait d'un battement pour faire l'aller et retour. Elle connaissait une brèche dans l'enceinte de la kermesse qu'elle utilisait chaque année pour aller jouer un peu plus loin avec ce que la grand-mère qualifiait de voyous, qui, de toutes façons, étaient interdits de séjour à la sauterie ecclésiastique. Elle se glissa, ni vu ni connu, un peu rouge et échevelée, mais telle qu'en elle-même. La grand-mère, folle de rage, essayait de rassembler ses ouailles. Les trois anges de la famille râlaient que la fête n'était pas finie. « C'est fini, n-i ni », hurlait l'aïeule. Ce n'était pourtant pas dans ses habitudes. Elle se mit à hoqueter quand elle vit arriver Léa, quelques pochettes-surprises dans ses mains gantées, Léa demandant d'un air innocent ce qu'elle devait faire de l'argent récolté après la vente des pochettes. Les cousins, qui avait vendu son quota de pochettes, faisaient les singes derrière l'ancêtre. Ce fiasco les faisait jubiler et ils étaient admiratifs de la performance de la cousine.
Le cardinal reprenait ses esprits un peu plus loin. Et il aperçut Léa. Le doute commença à s'insinuer dans son esprit. Il s'approcha , Léa, très à l'aise, faisant une légère génuflexion, s'empara de la main de son Eminence et baisa l'anneau. Prenant sa voix la plus grave possible, elle fit état du nombre de pochettes vendues. La sainte oreille était distraite. 2 et 2 ne faisait plus 4. Des années de certitude s'effondraient. Le glas du « mois de Marie, le mois le plus beau », comme dit la chanson, venait de sonner.
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