L'artiste entremêle provocation, humour et poésie
A sa sortie du Royal College of Art de Londres, il y a huit ans, ses premières pièces faisaient déjà polémique. Fascinée par les liens contradictoires tissés par l'homme avec l'animal et, plus largement, son environnement, Julia Lohmann développe un travail où s'entremêlent provocation, humour et poésie. Elle invite sans détour le spectateur à participer au débat qu'elle articule autour de thématiques socioculturelles contemporaines. La jeune designer, d'origine allemande, partage aujourd'hui son temps entre la capitale britannique et Hambourg, où elle enseigne aux Beaux-Arts, tout en poursuivant ses recherches sur des matériaux souvent insolites. Portrait.
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Elles s'appellent Belinda, Anoushka, Olivia ou encore Ronja... Julia Lohmann a baptisé chacune des pièces constituant la série de sièges Cow Benches du nom de la bête dont elle emprunte la forme du corps —, dépourvu de tête et de pattes —, et qui porte le cuir. « Ces bancs sont comme autant de memento mori dédiés aux vaches dont on a utilisé la peau. »
Celle-ci recouvre la pièce exactement de la même manière qu'elle enveloppait le bovin de son vivant , les traces formées par les plis du cou ou les cicatrices ont été conservées, dans une volonté de réduire la distance séparant l'origine animale de la matière de son utilisation par l'homme. « J'aime l'idée que le souvenir de la vache ne soit pas oublié, précise encore la jeune designer. D'autant que je pense que nous avons besoin de connaître l'histoire des objets qui nous entourent pour les apprécier pleinement. Si nous la négligeons, ils perdent de leur valeur, non pas pécuniaire, mais éthique et sociale. »
Initiée en 2004 dans le cadre de son projet de fin d'études au Royal College of Art (RCA) de Londres, la série prête à controverse, d'aucuns la qualifiant de macabre et de mauvais goût. Mais si elle assume pleinement le côté provocant de son travail, la jeune femme tient à préciser combien ses intentions sont avant tout motivées par un profond respect pour les animaux —, et la nature en général —, lequel prend source dans sa plus tendre enfance. « J'adorais les bêtes. Nous vivions entourés de chevaux , les jours de pluie, je portais secours aux vers de terre , en vacances, je m'acoquinais avec tous les chiens errants ! Je me souviens aussi de cette sensation désagréable qui surgit lorsqu'on mange de la viande tout en prenant conscience qu'il s'agit d'un morceau d'animal... J'étais choquée, car tout le monde semblait trouver cela normal. Chacun passe par ces moments et j'ai tenté, en quelque sorte, de les recréer à travers le design. »
Sensibilité artistique
Née en 1977 à Hildesheim, ville située non loin de Hanovre en Allemagne, Julia Lohmann grandit au cœ,ur d'une famille où règnent sensibilité artistique, curiosité et ouverture d'esprit. « Mon père était professeur d'art , il passait la majeure partie de son temps libre à peindre et à dessiner. Ma mère était puéricultrice de formation, mais ne travaillait pas lorsque j'étais enfant. Elle allait toujours naturellement vers les autres, faisant fi de tout sens de la hiérarchie pour traiter chacun sur un pied d'égalité. »
Petite dernière d'une fratrie qui compte deux garçons de douze et quinze ans de plus qu'elle, Julia veut, comme eux, savoir grimper aux arbres et noue très tôt des liens complices avec la nature. « Je n'aimais rien tant que de jouer dans la forêt avec ma meilleure amie. On se préparait du chocolat chaud qu'on emportait avec quelques bouts de pain, près de la rivière. Là, nous nous installions pour observer les frondaisons des heures durant. »
Lors des congés estivaux, la famille part de longues semaines sillonner l'Europe en caravane. Chaque étape en bord de mer fait l'objet d'un rituel immuable : « Mon père et moi, nous nous lancions dans une véritable chasse au trésor ! » A partir de leur butin, constitué de vieilles bouteilles, bois flottés et autres cailloux caressés par les flots, il réalise des sculptures. « Au fil de ces balades, il m'a appris à appréhender la valeur des choses et, plus particulièrement, celle d'éléments communément mis au rebut. Je ne lui ai d'ailleurs jamais acheté ni chope ni bol dans un magasin pour son anniversaire, mais j'ai toujours fabriqué quelque chose de mes propres mains. »
Une expérience décisive
Adolescente, elle se sent tout à la fois attirée par l'art —, encouragée dans ce sens par son professeur d'arts plastiques —,, le design —, l'un de ses frères s'est engagé sur cette voie —,, mais aussi le métier de vétérinaire —, auquel elle renonce lorsqu'elle s'aperçoit, à l'occasion d'une sortie scolaire, de « l'écart de comportement déroutant » existant entre un éleveur de vaches et celui qui possède un cochon d'Inde...
Après le lycée, elle s'engage dans un premier cycle d'études à l' université de Hildesheim , où elle suit des cours de dessin, peinture et calligraphie avant de rejoindre, à 21 ans, le département Création graphique de l'Institut d'art et de design du Surrey, à Epsom au sud de Londres. Elle y fait la connaissance de son futur mari, Gero Grundmann, avec lequel elle collabore aujourd'hui sur de nombreux projets. Son diplôme en poche, elle est embauchée dans une agence de publicité. « J'ai vraiment détesté ça », dit-elle sobrement. Alors, lorsqu'elle repère, sur un site internet, une annonce proposant un travail saisonnier dans une ferme d'élevage de chevaux et de moutons en Islande, elle démissionne sans hésiter et s'envole vers le Nord. L'expérience se révélera décisive dans sa démarche à venir.
De retour à Londres trois mois plus tard, elle se sent complètement déconnectée du monde qui l'entoure, animé d'une frénésie mercantile contrastant violemment avec le pragmatisme tranquille qui régissait la vie à la ferme. « Quand on élève des animaux destinés à l'abattoir, comme je venais de le faire pendant quelque temps, on ne peut pas s'abriter derrière la barrière artificielle souvent érigée entre la nourriture et son origine. C'est ainsi que j'ai été frappée, en rentrant, par le désintérêt total affiché par notre société pour la provenance du poulet qu'elle consomme , par le contraste, aussi, entre le sentimentalisme dont elle peut faire preuve à l'égard d'animaux vivants et l'absence totale d'émotion accompagnant la commercialisation de ceux qui sont morts. » C'est sur ce paradoxe que Julia Lohmann décide alors d'axer les recherches qu'elle entreprend au RCA dans le cadre d'un deuxième cycle d'études spécialisé en design et conception. Les Cow Benches en sont la concrétisation, tout comme une série de luminaires réalisés à partir d'estomacs séchés de vaches et de moutons et proposée, elle aussi, à l'occasion de la présentation de son diplôme.
A la lisière entre art et design
Depuis lors, elle n'a cessé d'explorer de nouvelles pistes, d'origine animale comme végétale, s'efforçant de dévoiler les atouts de matériaux —, parfois inventés par l'homme —, souvent « négligés, sous-évalués », si ce n'est jugés inutilisables en termes de design. En juin 2008, elle reçoit le prix du Designer du futur, décerné lors de la foire Design Miami/Basel, en Suisse , pour sa série de tables Resilience , fabriquées avec du béton et de la laine , déjouant les interprétations usuelles de ces deux éléments, elle met en avant la friabilité du premier et la capacité du second à lier et, donc, consolider.
L'année précédente, lors d'une résidence effectuée à Sapporo , au nord du Japon, elle s'est intéressée à la laque , elle y a découvert également les algues, qui occupent depuis le cœ,ur de ses recherches. Les voyages sont à ses yeux importants, « pour cette distanciation qu'ils vous apportent » : « C'est très intéressant de baigner dans une culture complètement différente de la sienne, précise-t-elle. C'est comme de s'extraire de tout ce que l'on connaît pour aborder les choses et les situations d'un regard totalement vierge. C'est un exercice intellectuel étonnant et enrichissant. »
Puiser son inspiration dans des domaines éloignés
Son inspiration, la jeune femme dit la puiser dans les domaines « les plus éloignés possible » de sa discipline , dans les démarches de ses aînés, également, comme celles de l'Italien Gaetano Pesce et du Britannique Thomas Heatherwick, dont elle admire l'utilisation innovante de l'ingénierie comme des matériaux et les créations à la lisière entre art et design. Barbara Hepworth, Antony Gormley ou Olafur Eliasson sont parmi les artistes qui l'influencent.
Si elle-même prend plaisir à brouiller les frontières, faisant passer la fonctionnalité d'un objet au second plan pour privilégier sa capacité « à faire réfléchir » —, « ce qui est déjà une fonction en soi ! », fait-elle remarquer en riant —,, elle considère néanmoins ses pièces comme étant plus puissantes lorsqu'elles sont lues en tant que travaux de design. « Si le public appréhende l'une de mes Cow Benches à la manière d'une sculpture, c'est son caractère animal qui prime. Si on la considère comme un canapé, la première question qui se pose est : 'Comment pouvez-vous vous asseoir dessus ?' Le spectateur l'imagine dans son intérieur et vous, designer, l'accompagnez dans l'intimité de son habitat. C'est pour cette raison que je reste attachée au design. »
Par Samantha Deman
Julia Lohmann participe à l'exposition collective Isn't it romantic ? Le design contemporain entre poésie et provocation, proposée jusqu'au 21 avril par le Makk, à Cologne (Allemagne). Voir l'agenda d'ArtsHebdoMedias.
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