Annie Ernaux à l'Arbre à lettres, librairie du 14e arrondissement de Paris, avec son nouveau roman autobiographique 'Les années'. Dans le clair-obscur du passé, d'une génération née de la guerre. Annie Ernaux raconte.
Annie Ernaux
Annie Ernaux raconte
Elle est là, assise à la table de la librairie, frêle, elle passerait presque inaperçue. Pas apprêtée ni maquillée, ses cheveux blonds tombant sur les épaules, en désordre, une veste en cuir noir, quelconque.
Elle a des mains larges, noueuses, qui contrastent avec son visage anguleux, creusé, mais bientôt elle prend la parole, sourit, son visage s'anime, elle sort de l'âge, du temps, il y a en elle quelque chose de juvénile, qui ne tient pas seulement à son apparente fragilité, mais à la fois à son sérieux et à son rire. Et puis son regard surtout, vif, présent, pétillant d'intelligence et de sensibilité.
Elle raconte. Ce livre-là, c'est une plongée au plus profond d'elle-même, du temps, du souvenir, une immersion dont elle pensait ne jamais ressortir, dont elle n'est pas encore tout à fait sortie, pas tout à fait indemne du moins.
Elle le portait en elle depuis longtemps dit-elle, ce projet d'écrire l'histoire d'une vie, une vie de femme. Ses autres livres étaient plutôt des fragments de vie. En effet, après deux romans de fiction - les armoires vides et ce qu'ils disent -, elle s'était concentrée sur la forme autobiographique. Le 'je' était toujours présent, mais distancié, comme un regard posé sur le monde qui l'entoure - La place, Une femme -, et aussi sur sa vie la plus intime, comme dans Passion simple et L'événement - récit d'un avortement clandestin - ainsi que dans ses journaux intimes.
L'histoire de toute une vie
Ce livre-là est l'aboutissement de tous les autres. Elle y retrace, à la troisième personne cette fois, l'histoire de toute sa vie, et à travers cette histoire, celle de la France de ces années-là, un peu de notre histoire aussi, à nous qui sommes nées pendant ou après la guerre. Annie Ernaux raconte qu'elle a longuement réfléchi, hésité entre le 'je', le 'elle', opté finalement pour la seconde solution, sans doute pour mettre une distance entre elle-même et son écriture et peut-être nous offrir plus de prise à l'identification.
Des photos en guise de jalons
Cette histoire est ponctuée par la description de douze photos qui sont autant de métamorphoses de la même personne, un gros bébé à la lippe boudeuse, une petite fille sérieuse, presque triste, puis des photos de l'adolescence, avec son mal-être, sa sensation de honte, la honte sociale (décalage social au lycée entre elle et les filles de la bourgeoisie qui la snobent).
Celle des premières expériences sexuelles, crues, brutales, aux antipodes de l'idée de l'amour, et puis les photos d'une jeune femme qui fonde une famille, s'embourgeoise (elle cite son journal intime de l'époque «Je n'ai plus d'idées du tout. Je n'essaie plus d'expliquer ma vie... Je suis une petite-bourgeoise arrivée»), et perdant le désir, perd l'idée d'un avenir, s'enlise dans un présent dépourvu de perspectives. Jusqu'à la séparation. S'ensuit la renaissance du désir, une passion simple, passion folle. Et aussi la solitude.
La dernière photo montre une femme «d'un certain âge... qui entoure de ses deux bras une petite fille en jean et pull de camionneur... Son sourire, sa façon de fixer l'objectif, son geste d'enserrer l'enfant - moins de possession que d'offrande - évoquent un tableau de transmission familiale, l'établissement d'une filiation : grand-mère présentant sa petite-fille».
Les marqueurs d'une époque révolue
Ces images viennent s'intercaler dans une évocation du passé qui fait surgir en nous une multitude d'images oubliées, comme autant de marqueurs d'époques révolues, qui réapparaissent à la lecture, comme si nous croquions dans la madeleine de Proust. Tout redevient présent, les images, les odeurs, les façons de parler, de tirlipoter, le schmilblick, les clichés, les phrases toutes faites, les façons de se vêtir, de se sentir, les diverses époques, les combats politiques, féministes, les espoirs et les désillusions...
Des phrases glanées de ci de là donnent le ton du livre, varié, différent selon chaque décennie, lucide:
à propos de la société de consommation: «La profusion des choses cachait la rareté des idées et l'usure des croyances.»
de l'émancipation des femmes : «Et l'on hésitait entre les discours - ceux qui prônaient l'égalité des droits entre hommes et femmes, et s'attaquaient à 'la loi des pères', ceux qui préféraient valoriser tout ce qui était féminin, les règles, l'allaitement, la soupe aux poireaux... mais pour la première fois, on se représentait sa vie comme une marche vers la liberté, ça changeait beaucoup. Un sentiment de femme était en train de disparaître, celui d'une infériorité naturelle.»
De l'ironie, de l'insolence, par exemple en évoquant une certaine morosité conjugale : «A faire l'amour avec le même homme, les femmes avaient l'impression de redevenir vierges.» Ou en dénonçant la société de spectacle, le pape Jean-Paul II: «un Lech Walesa à l'échelle mondiale. Son accent de l'Est, sa robe blanche, ses 'n'ayez pas peur' et sa façon de baiser la terre en descendant d'avion faisaient partie du show comme le lancer de culotte des concerts de Madonna.»
De la gravité sur ce temps infini qu'est devenue l'ère du Web :
La mémoire était devenue inépuisable, mais la profondeur du temps [...] avait disparu.
Sauver quelque chose du temps
Ce livre, c'est pourtant pour elle une manière de retenir le temps, tout en pensant le moment de sa disparition, ce moment où :
toutes les images disparaîtront... toutes les images crépusculaires des premières années, avec les flaques lumineuses d'un dimanche d'été, celles des rêves où les parents morts ressuscitent, où l'on marche sur des routes indéfinissables... tout s'effacera en une seconde.
Dans cette autobiographie qu'Annie Ernaux qualifie de «roman total», il y a un désir effréné de retenir, de sauver ce qui fait une vie, une mélancolie bouleversante d'émotion, de présence au monde. Et puis tout un monde dans lequel, inévitablement, on se retrouve.
Sauver, écrit-elle pour finir,
le petit bal de Bazoches-sur-Hoëne avec les autos tamponneuses...
Je me suis appuyée à la beauté du monde! Et j'ai tenu l'odeur des saisons dans mes mains...
l'éblouissant soleil sur les murs de San Michele depuis l'ombre des Fondamenta Nuove...... Sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais.
Les Années
Marie Claude Auger Toutpourlesfemmes
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