Camaron, la révolution du flamenco

Jean-Pierre Filiu, après « Jimi Hendrix, le gaucher magnifique », récidive avec un « Camaron, la révolution du flamenco ». Les points communs entre ces deux monstres du XX e siècle : ils sont autodidactes, ne savent pas lire les partitions et portent en eux une souffrance telle qu'elle passe directement dans leur musique qu'ils élèvent au rang de tragédie et qu'ils en sont morts.

Jose Monje Cruz dit Camaron de la Isla, la petite crevette de l'Ile, a chamboulé l'univers du flamenco, avec ses codes, sa hiérarchie, le chant gitan, le chant payo (non-gitan), ses catedraticos (autorités morales) qui décident du bien et du mal, musicalement parlant bien sûr, du bon et du mauvais goût. Il est né, en 1950, à San Fernando, faubourg de Cadix, dans une famille gitane qui tenait une forge.


Dès sa plus tendre enfance, il chante, faisant l'admiration de la Perla de Cadix, grande chanteuse de ce lieu entre ciel et mer, pas vraiment une île mais un territoire coupé du reste du monde. Sa vocation première, malgré un don évident, n'est pas le chant. Il a un rêve, devenir torero. Il court sous la lune dans les élevages proches avec son copain Rancapino, lui aussi excellent chanteur. La chimère des taureaux l'obsède. C'est ainsi qu'il lie une amitié durable avec Curro Romero, le torero artiste parmi les artistes et amateur de grand flamenco. Ses déboires comme torero, joints à la mort de son père, qui le met dans l'obligation de gagner sa vie, décident de sa carrière. Il va de tablao en tablao, en passant par des fêtes privées. Mais, bien qu'il ne ménage pas sa peine, le bilan financier est maigre. Il décide de partir pour la capitale Madrid. Et là, il fait une rencontre déterminante : sa route croise celle de Paco de Lucia, ils ne se quitteront plus pendant des années.
Ils enregistrent en une nuit des disques qui sont des bijoux. Mais Camaron, plus fantasque que le vent, peut disparaître sans prévenir, manquer des rendez-vous importants. Il préfère chanter avec des copains dans une arrière-salle de café car il sent bien l'ambiance. Il refuse de chanter devant certaines personnes. Mike Jagger lui fit un pont d'or pour chanter dans une soirée privée. Bien que grand admirateur de la figure emblématique du rock, il refuse. Par timidité peut être. L'argent ne l'intéressant pas, ce n'est pas un argument suffisant. Avec « La Leyenda del tiempo » (1979), accompagné par son deuxième double, le guitariste Tomatito, et « Como el agua » (1981), où il retrouve son compère Paco de Lucia, il sort du circuit intimiste du tablao. Il remplit les stades, les foules se pressent autour de lui. Pour le peuple gitan, il devient un héros, Jeanne d'Arc, De Gaulle et Churchill réunis. Il lui a donné la dignité et le respect. Les gitans se déplacent en masse, n'hésitant pas à faire des centaines de kilomètre, pour voir leur héros.

Camaron, un mythe qui le rend unique

Introverti maladif, c'est sans doute toute cette pression qui le pousse vers des paradis artificiels de plus en plus durs. Depuis l'âge de huit ans, il fume trois à quatre paquets de blondes par jour. De cure de désintoxication en cure de désintoxication, sa santé va se dégradant jusqu'à l'annonce d'un cancer du poumon irréversible. Il meurt à Barcelone, en 1992. Son corps, rapatrié par avion sur Séville, est emmené par la route à San Fernando. Cela prend des heures. La foule, massée sur le parcours, se livre à des scènes de désespoir. Le culte camaroniste peut prendre son essor, statue, rue, tout à San Fernando rappelle le héros mort.

Camaron et Tomatito à Arcos de la Frontera en 1983


La vie de ce Camaron-là est comme un roman. Jean-Pierre Filiu en a fait une épopée et montre bien comment Camaron a fait basculer l'approche que l'on peut avoir du chant flamenco. De salles confidentielles en tablaos rassemblants une poignée de personnes, vers ces milliers de spectateurs au Palais des Sports de Madrid, au Cirque d'Hiver à Paris, au Palladium de New-York. Et le miracle de Camaron est qu'il n'a jamais fait de concessions. Malingre et étriqué, recroquevillé sur le bord de sa chaise, il chante comme si la fin du monde était imminente, avec, pour seul accompagnement et soutien, la guitare de Tomatito. Le miracle n'est pas toujours au rendez-vous, le duende n'est pas un bon génie qui apparaît sur commande. Mais quand il chante, il chante pour chacun, comme s'il était dans une petite salle obscure et enfumée, avec un public de copains. Dans ces conditions-là, il est difficile de parler de succession.

Là je diverge de l'analyse de Jean-Pierre Filiu qui voit en Diego El Cigala le successeur de Camaron. Ce Diego a un physique avantageux, caricature de gitan pour écran publicitaire , nippé comme un mylord, une fesse négligemment posée sur un tabouret, il chante certes plus longtemps que Jose Monje, mais il ne se mouille pas la chemise, sort de scène frais comme un gardon et on est très loin de l'intériorité de Camaron. Nous ne parlerons pas de l'environnement musical, noyé dans un océan de bruit. Seule émerge parfois la plainte déchirante d'une trompette bouchée. Le flamenco est loin, mais La Havane est proche.

Mise à part cette divergence, je conseille la lecture de ce livre, documenté et bien écrit, pour tous ceux qui veulent approfondir leur connaissance du flamenco. Jean-Pierre Filiu a pris la peine de rassembler en fin de livre une biographie en dates, une discographie exhaustive, les chansons citées dans le livre, l'index des noms et des groupes cités. Le livre est aussi émaillé de chansons traduites. Un cadeau de Noël à conseiller pour tous les curieux qui aiment la musique, la lecture et les personnalités hors normes.


- Edition des Mille et une Nuits
- 15 €.



Par Marie Catherine Chevrier

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