40 ans après, ils et elles témoignent.

Manifs, pavés lancés sur la police, gaz lacrymogènes, peur au ventre, AG, grèves, pagailles, revendications, sympathies, antipathies, espoirs fous, désirs de changement, libération sexuelle, ils et elles nous livrent leur vécu de mai 68, sur le terrain, de leur bureau, de leur balcon, et leurs impressions.

Ferdinand, consultant

« On créait de la mythologie à l'état brut sans le savoir. Je me souviens surtout des premiers affrontements. Les pigeons nous regardaient, inquiets, immobiles, les ailes comme brisées. Dans l'air, les gaz lacrymogènes flottaient —, petite brume toujours annonciatrice d'un naufrage imminent. L'effluve que dégageait la foule en marche me donnait envie de vomir —, sans doute n'était-ce là que l'odeur de la peur face aux centurions débarqués d'une autre planète en plein Paris. Pendant toutes ces heures passées à attendre sur le pavé on ne sait quoi d'inéluctable, l'océan avait fini par monter à hauteur de ma poitrine. Les clameurs comprimaient mon cœ,ur jusqu'à l'évanouissement. Submergé par l'ampleur du ressac, je me mettais alors à courir sans m'en rendre compte et m'accrochais aux yeux de tous ceux qui cherchaient un refuge. Dans l'écume des feux de détresse, les derniers naufragés projetés sur la plage du boulevard hurlaient, une drôle de rage dans leurs cris, avant de respirer leurs larmes. Ce fut la seule fois de toute ma vie où je me suis senti faire partie d'un peuple. »

Alix, directrice adjointe d'un centre d'animation de la Ville de Paris

« A l'époque, j'étais en première, à l'Institut St-Pierre Fourrier dans le 12e arrondissement. Les profs n'étaient pas en grève, mais en raison des difficultés de transport, le programme de fin d'année en a pâti. Un jour, l'école a organisé une réunion pour discuter des revendications générales : certaines filles (l'Institut n'était évidemment pas mixte !) réclamaient la suppression de l'uniforme. Personnellement, je n'y étais pas favorable, j'étais loin d'être révolutionnaire ! La grande manif de la gare de Lyon, je l'ai regardée du haut de mes fenêtres. Je n'ai participé à rien, du fait de mon âge et du contexte socio-familial. Nous n'avions pas « la télévision, on suivait les informations à la radio qui annonçait pénurie de denrées alimentaires, d'essence. Il avait fallu acheter un solex pour que mon frère aîné puisse aller passer ses concours. En fait, j'étais partagée entre la sympathie pour les étudiants et l'hostilité aux maoïstes. L'ambiance était assez excitante : il se passait enfin quelque chose! »



JACQUES, ingénieur

« J'avais 29 ans, père d'une petite fille de 2 ans. Mai 68, je l'ai vécu de l'intérieur de l'ORTF où j'étais ingénieur, très actif au sein d'une association interne, notamment dans les négociations entre le gouvernement et l'intersyndicale, court-circuitant une direction générale dépossédée de toute autorité...
Pour éviter que les manettes de la chaîne 'Inter' -la seule radio qui fonctionnait, service minimum oblige- ne soient confiées à du personnel extérieur à l'Office, un accord entre pouvoirs publics et intersyndicale avait désignés les ingénieurs.
J'ai donc pris ma part de 'quart de nuit', et comme les disques fournis par la maison pour meubler l'espace sonore entre les flashes d'information ne me plaisaient pas du tout, je venais avec les miens : classique, variété, jazz, un choix très éclectique...
Chaque après-midi, nous tenions meeting au studio 103. Le grand studio 104 mitoyen (l'actuel 'Auditorium Olivier Messiæn') était réquisitionné par l'Intersyndicale. J'avais pris l'habitude d'arriver aux réunions avec une heure d'avance pour jouer l'orgue du 103 ! De retour le soir, tard, à la maison, toutes fenêtres ouvertes, nous entendions au loin le bruit assourdi des explosions.
En fait, immergé dans la marmite ORTF, je n'ai eu qu'une perception très pointilliste de ce qui se passait à l'extérieur et je n'ai refait surface qu'à partir des négociations de Grenelle.

CHRISTOPHE , directeur de marketing

« Mai 68.... je l'ai vécu comme dans un rêve, depuis mon bureau situé au deuxième étage d'un immeuble de la place de la Sorbonne, au milieu des odeurs de gaz lacrymogènes. Le premier pavé sur un car de police et puis tous les jours le même parcours-type : la Sorbonne (salles de l'amour libre), les AG inaudibles, la pagaille dans la cour , l'Odéon, les premiers défilés, drapeaux noirs en tête dans la rue. Au bureau, les revendications de salaire du personnel qui se met en grève. On vivait l'oreille collée à Europe 1.
Problèmes de base : comment se restaurer dans ce quartier barricadé? où garer sa voiture quand tout est bloqué, jonché de tout ce qui peut gêner la police ? et surtout, où trouver de l'essence pour venir depuis la banlieue?
Puis, quand les syndicats s'en sont mêlés, Jean-Paul Sartre à Billancourt, Charlety avec Mendès, le folklore a disparu. L'exaltation est retombée. La suite, je la regarderai à la télévision.
En famille, ma mère n'a rien changé à ses habitudes et travaille comme tous les lundis son piano. Papa est allé sur les Champs Elysées avec de Gaulle, après que Michel Debré eut fait peur aux bourgeois avec l'arrivée imminente des paras à Paris.
Tout devient flou, l'Algérie et les discours enflammés de mon oncle pied-noir ...
Le 15 mai, je change de boulot pour rejoindre le havre de paix du 16ème arrondissement, un quartier où mai 68 n'aura eu aucune signification... »

Samuel, écrivain, astrologue

« Dans la quête insatiable d'un autre monde qui m'a animé très jeune, Mai 1968 a été un formidable point d'orgue sur mon chemin. J'avais 20 ans et tout était tout à coup possible, pas seulement au sens politique, mais au sens de la vie elle-même, cette vie libre et ouverte sur le monde que je recherchais. Tout à coup, le carcan victorien dans lequel nous étions enfermés sautait , j'avais le sentiment que l'homme pouvait enfin s'accomplir dans sa véritable dimension.
Je m'étonne toujours, quarante ans après, de l'incompréhension et des réactions que suscite Mai 68, au point qu'à l'heure actuelle, le balancier est carrément reparti de l'autre côté. Ce fut une formidable déchirure dans la conscience sclérosée de l'humanité, la nécessité de briser ce besoin qu'a l'être humain de se rassurer derrière des digues de moralité par peur d'être confronté à sa réalité essentielle. Une tentative d'ouverture sur la réalité du monde.
Beaucoup ne considèrent que l'aspect politique de cet épisode, d'où leur incompréhension.

Il y a eu des « Mai 68 » sous une forme ou une autre dans les siècles écoulés et il y en aura d'autres à venir, parce que ces éruptions sont une absolue nécessité dans le processus d'évolution de l'humanité, même avec les débordements obligés qu'ils suscitent.
Ne vivons-nous pas, chacun de nous, à différents moments de notre vie, des Mai 68 individuels, destinés à briser les vieux schémas qui sont en nous ? Comment aller vers plus de liberté, d'égalité et de fraternité, donc d'humanité et d'universalité si nous restons enfermés dans notre Ancien Régime intérieur, fondé sur la peur et la souffrance de ne pas être ce que, au fond de nous-mêmes, nous nous savons être ? Cet Ancien Régime dans lequel nous maintient une morale sociale fondée sur l'avoir et non sur l'être ? Comment instaurer la paix dans le monde, alors que nous sommes, chacun de nous, en guerre avec nous-même, à l'intérieur de nous-même ?
Pour ma part, mon Mai 68 intérieur rejoignait le Mai 68 extérieur et fut un des temps forts de ma vie. »

Michel, consultant en entreprise

En mai 68, j'étais en terminale au Lycée Paul Valéry.
Nous avions la chance d'avoir un proviseur remarquable, fin, perspicace et intelligent, Monsieur Guillotin, qui avait aussi la particularité de regarder les mouvements en cours avec ouverture et sympathie.
J'étais délégué de classe, donc vite exposé aux enjeux de positionnement. C'est donc assez naturellement que je me suis retrouvé membre du comité de grève le jour où le Lycée a décidé de rejoindre la grève des établissements.
Quant à nos professeurs, ils étaient clairement partagés entre ceux qui soutenaient les lycéens et étudiants d'une part et une minorité clairement hostile aux évènements en cours. Les professeurs 'grévistes' et proches du mouvement étaient même des facteurs d'entraînement. Certains étaient ouvertement trotskistes. Ils nous accompagnèrent donc aussi bien aux manifestations auxquelles nous avons participé, que dans la tentative de gestion originale que nous avons construite au moment de l'occupation du Lycée.
Les professeurs 'contre' se réfugièrent dans la salle des professeurs et en firent leur QG 'retiré' durant toute la période, se positionnant en spectateurs.

Nous avons créé un « comité de gestion du lycée Paul Valéry ». Il comprenait un équilibre de représentants d'élèves 'en grève' et de représentants de professeurs 'en grève'. Il s'était donné pour tâche de faire fonctionner le Lycée 'différemment' : regroupement des classes par niveaux d'élèves selon les matières et non plus par 'degrés', mise en place de cours de renforcement pour les élèves en difficulté, une assemblée générale quasi quotidienne en fin de journée, un journal intérieur qui, outre les nouvelles 'de la ville' donnait tous les matins la répartition des cours et des salles et, en parallèle, les habituels comités sur les sujets plus vastes dits 'de société' où l'on refaisait le monde. Une expérience passionnante.
J'ai gardé dans mes archives ces journaux et les affiches de 68 qui allaient avec !
Les demandes de contribution du Lycée aux manifestations dans Paris étaient soumises au 'comité de grève' qui les répercutait et les mettait en discussion aux AG de fin de journée.
C'est là que j'ai appris la volatilité des foules, lorsque nous nous succédions, nous les différents membres du comité de grève, devant les participants de l'AG pour soutenir telle ou telle orientation et où les mêmes foules, qui acclamaient une orientation présentée par l'un de nous, acclamaient l'orientation rigoureusement inverse quelques minutes après, lorsqu'un autre la présentait.
Nous vécûmes des moments très forts et constructifs. Nous y expérimentâmes à la fois la liberté et la responsabilité , et je conserve de cette période le goût de l'action collective en même temps que la lucidité sur sa véritable portée, comme la méfiance vis-à-vis des engouements de foule.

Martin, éditeur

« Je me souviens de Mai 68 comme d'un cours de rattrapage, une formation accélérée en politique intérieure et extérieure, avec travaux pratiques et groupes de réflexion constitués de copains et de rencontres multiples. Le 3 mai (jour de l'intervention policière à la Sorbonne), je suis un jeune homme romantique, à la vision du monde toute sentimentale , deux mois plus tard, je me prétends quasi incollable sur l'histoire et les enjeux des luttes sociales et politiques de la Révolution à nos jours, en France et dans le monde. J'exagère à peine. J'affirmais, en tout cas, avoir un avis sur tout. Ce qui était assez dans l'air du temps.
Car Mai 68 ne se limita pas à Nanterre, Flins ou le Quartier Latin, mais fut une addition de causes à défendre et de bouleversements à l'échelle planétaire. A des degrés divers : le Vietnam, la Tchéco, le Japon, les Blacks Panthers, etc. Auxquels les clameurs des manifs faisaient caisse de résonance. »

Hélène, pianiste

« J'étais élève de terminale littéraire au Havre, donc encore lycéenne et provinciale. Le Havre et les lycéens se sont mis en branle doucement mais sûrement. Un souvenir fort, c'est ma première manif dans les rues du Havre au milieu de mes collègues , mais j'avais l'intense impression d'imiter minablement ce qui se passait 'en vrai' à Paris. J'ai découvert avec horreur les assemblées générales où tout le monde parlait et personne n'écoutait les autres ... ça m'a dégoûtée définitivement des mouvements et des réunions de groupe. A la mi-mai, ce sont les manifestations de travailleurs où étaient perdus quelques lycéens qui ont pris le relai. (il n'y avait pas de fac à l'époque au Havre). Je me suis personnellement réfugiée dans ma campagne (j'habitais dans un château- aérium que mon père dirigeait à 2 km d'Etretat) et j'ai préparé mon bac par un temps magnifique. Je me rappelle l'assassinat de Robert Kennedy pendant ces révisions de façon plus intense que les manifs d'étudiants que je suivais à la TV et dans le monde. Voilà les quelques souvenirs qui me restent de cette période... Paris était bien loin du Havre. J'ai découvert cela en arrivant moi-même à Paris en septembre 68... Là, les évènements de mai ont pris pour moi une dimension, un relief, qu'ils n'avaient absolument pas eu au moment où ils se déroulaient. »

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- « Témoignage sur Mai 68 - Et bilan sur son héritage » par Jean-Yves Jezequel, psychanalyste
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- 1968, en quelques chiffres

Par Claire Guillery
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